La réforme du mourir

Depuis quelques décennies, la pratique de la crémation a suivi une courbe exponentielle dans notre pays, au fur et à mesure que la pratique religieuse allait décroissant parmi sa population. Le corps a été ainsi érigé en objet de narcissisme et de séduction, la pudeur des yeux et la modestie des tenues ont été considérées comme des notions désuètes, voire provocatrices ; on a même institué en argument d’autorité la liberté de disposer de son corps dans toutes les revendications dites sociétales, de l’avortement à la pratique d’orientations sexuelles les plus diverses, sapant ainsi les fondements de la morale : en parallèle, le corps a été livré au marché de la pornographie et à la nécessité d’être sans cesse technologiquement « augmenté » pour demeurer le plus longtemps possible performant.

Objet érotisé vivant, rendu dérisoire aussitôt mort : sommes-nous éloignés de la représentation de la mort d’Atala que le peintre Girodet pérennisa sur sa toile en 1808 ! La continuité millénaire que le rite funéraire assurait entre le « temple du Saint-Esprit » et « ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue1 », pour beaucoup de nos concitoyens, a volé en éclat : sous l’effet d’une apostasie massive, une conception inédite de la mort s’est ainsi imposée, une véritable « réforme du mourir » s’est mise en place.

La mort dédramatisée 

Crémation, humusation, aquamation, cryomation… Nombreuses sont les réjouissances post-mortem dont les propagandistes de cette réforme du mourir vantent partout les intérêts hygiéniques ou environnementaux. Quels arguments un catholique peut-il opposer aux partisans de ces nouveaux procédés, particulièrement à ceux qui y recourent par simple suivisme, sans prendre le temps de considérer les enjeux qui se cachent derrière ?

Ces traitements innovants témoignent d’une conception résolument matérialiste du cadavre humain qui participe d’une dédramatisation de la mort : il semble donc vain d’alléguer directement des arguments théologiques face à des gens qui ont perdu la foi. D’ailleurs, ce qu’a pu avoir d’effrayant, pour une succession de générations, l’idée d’un Jugement particulier ; de réconfortant l’assurance de la prière des survivants et l’espérance en la Résurrection des Corps, tout cela s’est estompé devant la représentation, souvent fort sentimentalisée, que chacun se fait de l’Au-Delà, dans une société liquide qui perd toute mémoire à force de déprécier toutes traditions.

À ces Français qui considèrent que le conseil évangélique de laisser les morts en paix. n’est qu’un conditionnement insupportable, séculaire et suranné issu de gens d’Eglise eux-mêmes endoctrinés, on peut tout d’abord rappeler que la première loi sur la crémation, promulguée en 1887, ne correspondait à aucune demande ni nécessité sociale, mais fut une œuvre maçonnique. Pensent-ils ainsi être libérés de toute influence et de tout endoctrinement en suivant des préceptes élaborés en loges? Ont-ils réfléchi à ce que suppose le passage de l’Église à une telle contre-Église, se sont-ils jamais renseignés sur les desseins des nouveaux clercs entre les mains desquels ils confient le souvenir qu’ils laissent d’eux-mêmes à leurs enfants ?

La mort idéalisée 

Mais le catholicisme, c’est de l’histoire ancienne, devant les promesses du « New Age » le feu purificateur et la fusion dans le Grand Tout cosmique, vous diront-ils ! Mieux vaut se fondre dans l’éther lumineux que de pourrir dans l’obscurité d’un cercueil !  Leur expliquer alors que si, dans les spiritualités orientales, la crémation est bien un rite traditionnel de purification qu’encadre une vénérable tradition, détachée de son contexte religieux initial et encadrée par aucun célébrant, la « cérémonie » à laquelle ils livrent leur dépouille n’est qu’un grossier simulacre consumériste. Bien loin de tout idéal de transmigration de l’âme, la crémation ne représente, en France, qu’une simple technique, un simple procédé de traitement des corps qui se trouvent incinérés comme des vêtements usagés, traités tels de simples déchets, de l’aveu même des agents funéraires.

Soit ! Mais ne vaut-il pas mieux disparaître d’un seul coup en fumée que pourrir dans le sol, dévoré inlassablement par des vers ? « Le four crématoire, raille à ce sujet le polémiste catholique Léon Bloy, plus rassurant que le Requiem, est autrement plus expéditif2En un mot, puisque toute personne issue du néant est fatalement vouée à y retourner, ne vaut-il pas mieux s’y résoudre sans tarder, en évitant le désolant dépérissement de la matière ? Certes. Mais puisque la création d’un corps est un processus lent dans le ventre maternel, pourquoi lui refuser sa décomposition dans celui de la terre, qui obéit parallèlement à cette même lenteur ? Pourquoi imposer à ce corps qui nous fut si solidaire durant notre vie une si immédiate désintégration? Que signifie vraiment cette façon d’être « pressé » jusque dans l’Au-delà, sinon une lutte sans réelle signification ontologique contre le cycle normal de la vie et de la mort ?

La mort privatisée 

À quoi bon, poursuivront-ils, embarrasser ses descendants, peut-être éparpillés aux quatre coins du monde, de la nécessité de visiter une tombe inévitablement creusée quelque part, dont il faut de surcroît financer et la location et l’entretien ? Ils vous diront que ces vicissitudes sont bien contraignantes dans la société cybernétique où tout bouge, tout s’interpénètre, dans laquelle plus personne ne s’enracine ni ne se souvient. Dispersées dans l’air, les cendres sont partout ! Plutôt que de devoir se déplacer soi-même, pourquoi ne pas autoriser les familles à transporter les urnes funéraires de leurs défunts au gré de leurs inévitables déménagements ? À l’ère du portable et du portatif, ne serait-ce pas plus pratique ? Avec la multiplication de ces procédés funéraires, nous nous dirigeons de plus en plus vers une privatisation de la mort, une mort à la carte, si j’ose dire. Or, sous l’effet d’un tel libéralisme, la conscience de constituer une cité peut vite partir en fumée. Le cimetière, historiquement pensé comme une communauté de morts prolongeant celle des vivants, laisse la place à une multitude de columbariums, de jardins du souvenir, ou autres centres de la métamorphose. On remarque d’ailleurs que si tout un chacun est libre de se rendre à n’importe quelle messe d’enterrement pour prier, les cérémonies funéraires post-modernes se déroulent à huis-clos et sur invitation, chacun dans l’esseulement des familles face à leur deuil.

 

Une « réforme du croire » ?

Restent les arguments hygiénistes allégués par les promoteurs de ces procédés apparemment novateurs : la plupart de nos compatriotes ne perçoivent pas la manipulation ésotérique qui se cache derrière ce qu’on leur présente comme une démarche militante, écoresponsable et autres éléments de langage incessamment martelés. Ces prétendues innovations cachent en réalité la volonté de retour à l’Antiquité panthéiste ou païenne, retour dont chaque cadavre ainsi traité constitue le meilleur agent publicitaire pour conditionner les esprits.

Leur dire, pour finir, que c’est bien la notion de « personne », à laquelle ils sont si attachés de leur vivant, qu’en rejetant la tradition chrétienne, ils remettent dangereusement en cause. En dépit de tous les sophismes ou arguties des philosophies cherchant à justifier ces pratiques douteuses, il est clair que leur propagande vise à détruire l’intégrité spirituelle de la personne en favorisant une forme de croyance de masses post-mortem. Réformer ainsi des pratiques millénaires d’ensevelissement des corps, cela revient à abolir la distinction entre les règnes et les espèces et en mettant l’accent sur de douteuses transitivités homme/animal/végétal, et un non moins douteux continuum animé/inanimé. Dans ces conceptions de la mort, Dieu Lui-même, devenu Grand Tout Cosmique fusionnel, n’est plus non plus appréhendable dans une relation de personne, et c’est bien ce qu’in fine recherchent les « réformateurs du mourir » : cultiver les conditions d’une « réforme du croire ».

Car c’est aux vivants qu’en définitive cette « réforme du mourir » s’adresse, afin de modeler leurs comportements aux exigences et aux desideratas des dirigeants de la société nouvelle. Laisser se pérenniser de telles pratiques, c’est se faire complice de la déconstruction conjointe des personnes, de l’héritage, de l’univers culturel, politique et chrétien de notre pays. Pour tout catholique, c’est donc un acte de charité que de s’en prémunir, d’en prémunir les siens et de lutter contre la banalisation de ces techniques et des symboles qu’elles incarnent, dans toute la mesure de ses moyens.

G. Guindon

1 Bossuet, Sermon sur la mort

2 Léon Bloy, Exégèse des Lieux communs (LXXI), 1901

 

Conséquences de la non prise en compte de Dieu dans la vie politique

« Ceux qui se laissent détourner du chemin,

le Seigneur les perdra avec ceux qui font le mal.» (Psaume 124)

 

On réduit trop souvent la prise en compte (ou non) de Dieu dans la vie politique française à un débat sur le respect (ou non) de la laïcité dans les lieux publics. Je propose ici de réfléchir à ses conséquences sur la conception même de la politique, ses buts et ses enjeux, en considérant les trois vertus théologales qui devraient fonder l’action politique envisagée de façon catholique : foi, espérance, charité.

La charité, tout d’abord

Les raisons louables de s’engager dans un combat politique ne manquent pas : défendre le respect de la loi naturelle, refuser la culture de mort, servir le Bien commun. Mais le faire sans charité, c’est-à-dire dans un seul souci humaniste qui considère ce que l’homme doit à Dieu tel un non-sujet pour ne s’intéresser qu’à ce que l’homme doit à l’homme, c’est courir le risque de céder à une passion politique néfaste : cette dernière, non raisonnée, ne peut en effet que conduire au péché : la surestimation idéalisée d’une cause dans l’orgueil d’avoir gagné ou la rancœur d’avoir perdu et, dans les deux cas, l’indifférence systémique au sort de son prochain. Concevoir la politique sans l’adosser à la vertu de charité revient ainsi à en pervertir le principe qui est l’organisation de la Cité terrestre dans l’intérêt de tous au regard de ce que nous devons collectivement à Dieu.

L’espérance, ensuite

Idolâtrer la seule cité terrestre en cédant ainsi à une passion politique non raisonnée conduit fatalement à désespérer du Ciel. La politique doit certes indiquer une route fiable afin de tracer un avenir collectif et heureux : sans avenir défini, l’être humain est perdu ; perdu, il se découvre inquiet ; inquiet, il devient violent. Mais une politique qui ne s’adosse plus sur l’espérance en Dieu est réduite à puiser dans les idéologies et les utopies terrestres des motifs d’espoir naturellement restreints. C’est la charité qui fonde l’envergure d’une action et l’espérance qui rassemble les énergies pour la mener à son terme. Agir sans espérance amène subtilement à ne plus croire à l’action, et donc à perdre cette envergure. Du représentant politique à son électeur, on s’installe alors dans un mépris réciproque qui ne peut que détériorer entre eux, par la suspicion, un lien social déjà précaire, puisque Dieu n’en est plus la finalité.

La foi, enfin

Désespérer du Ciel et soustraire à Dieu « le caractère unique de sa Seigneurie », comme le dit saint Thomas d’Aquin, cela revient donc en dernier ressort à pécher contre la foi. De la tiédeur à la lassitude, de la lassitude au doute, du doute à l’apostasie : le sens même de la vie en communauté se décompose car il a perdu sa raison d’être la plus sublime, comme en témoigne, dans cette société cybernétique liquide et désagrégée, l’absence d’urbanité dont nous subissons les effets. Les utopies pullulent, les idéologies s’accroissent, les sectes prospèrent : mondialisme, islamisme, noachisme, wokisme, antispécisme, dataïsme, transhumanisme… « Dieu est mort » et les individus ne peuvent, semble-t-il, que subir les événements redoutables qui découlent d’un semblable dérèglement lorsque, partout, s’accroissent les conflits entre les générations, la guerre entre les races et les sexes, les violences entre des citoyens de plus en plus isolés et livrés à tous les ennemis de Jésus-Christ Lui-même.

« Pour que vous viviez avec Dieu »

On ne peut gagner un combat contre un mal aussi endémique sans en avoir bien compris l’origine : nous ne sommes collectivement pas en paix parce que nous avons péché contre Dieu. Comme le dit le saint curé d’Ars : « Par le péché, nous méprisons le bon Dieu, nous crucifions le Bon Dieu ! Que c’est dommage de perdre des âmes qui ont tant coûté de souffrances à Notre-Seigneur ! Quel mal vous fait Notre-Seigneur pour le traiter de la sorte ? Si les pauvres damnés pouvaient  revenir sur la terre !… S’ils étaient à notre place !… Oh ! Que nous sommes ingrats ! Le Bon Dieu nous appelle à lui et nous le fuyons. Il veut nous rendre heureux et nous ne voulons point de son bonheur ; il nous commande de l’aimer et nous donnons notre cœur au démon1… » Ce n’est donc pas la passion politique en soi qu’il convient de fuir ou de combattre, mais son origine, qui est le péché originel et tous ceux que génèrent sans cesse notre nature blessée. Mais comment comprendre en profondeur la façon de demeurer en paix dans une cité terrestre dont le destin reconduit de siècle en siècle paraît être de ne l’être jamais ?

Tout commence par un vrai repentir, une véritable contrition qui, avant d’être œuvre de l’Agir, soit authentiquement œuvre de l’Esprit. Dans les paroles que le prêtre murmure à l’oreille de chacun d’entre nous avant qu’il ne quitte le confessionnal, se trouve la clé de toute action politique raisonnée : tout ce qu’on pourra faire de bon sur terre ne se départira jamais de ce qu’il nous faudra supporter de pénible. Ainsi, pour que le combat politique retrouve une visée catholique et porte ses fruits, il doit reposer sur le socle irréfragable de la foi, de l’espérance et de la charité. Cela n’est possible que si chacun accepte de porter sa propre croix. Tel est la secret de cette Paix si particulière qu’apporte la contrition, et que le Seigneur Seul sait et peut donner.

Encore une fois, écoutons ces paroles données lors de l’absolution :

« Que Dieu notre Père vous montre sa miséricorde ; par la mort et la résurrection de son Fils, il a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés : par le ministère de l’Eglise, qu’il vous donne le pardon et la paix. (…) Que la Passion de Jésus-Christ, notre Seigneur, l’intercession de la Vierge Marie et de tous les saints, tout ce que vous ferez de bon et supporterez de pénible contribuent au pardon de vos péchés, augmente en vous la grâce pour que vous viviez avec Dieu. »

G. Guindon

 

1 A. MONNIN, Le Curé d’Ars, vie de Jean-Marie Vianney, t.1, 1861, 3e éd

 

 

L’Eglise, notre mère

Une mère affligée :

Avez-vous déjà vu une mère affligée parce qu’elle a perdu son enfant ? Elle ne sanglote pas nécessairement, ses yeux ne sont pas forcément rougis ni sa voix tremblotante : elle peut garder un silence hiératique et une immobilité passive devant l’épreuve, parce que sa peine est enfouie trop loin dans sa chair ou ses larmes retenues trop loin dans le temps. Qui la croise trop hâtivement dans la rue peut même n’entrevoir rien de sa douleur, tant ce n’est point sur le plan du seul présent qu’elle la ressent, mais en celui de sa vie même, dont elle est tout entière en secret ébranlée.

Il en va ainsi de notre mère l’Église, dont tant d’enfants se sont égarés : nous ne prierons jamais assez pour son unité, car nous ne comprendrons jamais suffisamment les conséquences de ses divisions. Tout ce que le démon gagne à jeter la division en son sein demeure proprement vertigineux ! Cette Église à qui nous avons demandé la foi, n’est-elle pas, en effet, la Mère d’une multitude ? Je voudrais humblement profiter du thème de ce numéro, la maternité, pour inviter chaque lecteur à s’interroger, dans l’intimité de soi-même, sur la relation qu’il nourrit avec l’Église et la nécessité de son unité.

Car elle est une, avant même d’être « sainte, catholique et apostolique » : elle est une comme toute mère l’est dans sa chair et dans sa vie ; dans le Credo, nous l’affirmons chaque dimanche. Or c’est dans son unité qu’elle est d’abord éprouvée. C’est ainsi que, dans la collecte du vendredi de Pentecôte nous prions pour que rassemblée par l’Esprit Saint, elle ne soit troublée par aucune attaque de l’ennemi. Et, dans la secrète de la Fête-Dieu, pour que le Seigneur accorde à son Église les dons de l’unité et de la paix, mystiquement signifiés par l’offrande de ces présents… Voyez à quel point cette unité est primordiale !

 

Une mère éprouvée

La crise de l’Eglise… Le « nouveau printemps » annoncé par Vatican II a répandu les glacis d’un interminable hiver sur notre Mère, et l’épreuve, de pontificat en pontificat, ne cesse de s’éterniser. Moderne, cependant, l’Église ne l’est-elle pas par nature dans son universalité, qui intègre évidemment notre temps ? Et traditionnelle, peut-elle cesser de l’être aujourd’hui, étant depuis le commencement fondée sur la perpétuation du témoignage apostolique ? Le diable se gausse pareillement des « modernistes », prompts à sacrifier au goût du siècle tout ce qui fonde la tradition catholique, que des « sédévacantistes », résolus à faire de la personne du pape la pierre angulaire de leur catholicité, alors que la pierre angulaire de notre foi doit demeurer Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même.

À l’image des saints, on ne peut donc que souffrir des distorsions, des ruptures, des querelles, des contradictions qui traversent l’Église ; car elles ne proviennent jamais que des hommes ayant oublié que l’Église n’est pas membre de l’humanité, mais l’humanité membre de l’Église, par la volonté même de sa divine et souffrante Tête : « Afin que nous ne soyons plus comme de petits enfants ballotés par les flots et emportés çà et là à tout vent de la doctrine par la méchanceté des hommes et par l’astuce qui circonvient en vue de l’erreur ; mais que, pratiquant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses en celui qui en est la tête, c’est-à-dire le Christ. C’est de lui que tout le corps tient son union et ses jointures subordonnées entre elles selon les fonctions de chaque membre, et c’est lui qui produit l’accroissement du corps pour son édification dans la charité. (Saint Paul, Éphésiens 4, 14-16).

Hier comme aujourd’hui, ce n’est donc qu’en servant l’Église qu’un chrétien peut surmonter l’épreuve et accomplir pleinement le dessein que le Dieu Trinitaire a posé sur lui : n’est-ce >>> >>>  point le sens le plus secret du terrible et merveilleux : « hors de l’Église, point de salut » ?

 

Une mère universelle

J’aime souvent me rappeler ce que Jack Kerouac, auteur de Sur la Route, chef de file des beatniks, plus connu pour sa vie dissolue que pour sa fidélité à son baptême, écrivit cependant à propos de la mort de son petit frère Gérard : « Jamais je ne dirai du mal de l’Église qui a donné à Gérard un baptême bienfaisant, ni de la main qui a béni sa tombe et qui l’a officiellement consacrée1 ». De l’Église, il ne retient au fond que l’essentiel, les sacrements qui encadrent la pauvre existence de tout chrétien. De là découle le sentiment de sa dette, et le fait que toute médisance serait indigne de sa part. On ressent là l’écho universel d’une sincérité magnanime, d’une reconnaissance et d’un attachement puissants qui sont bien ceux d’un fils à l’égard de sa mère, malgré l’éloignement dont témoigne et son œuvre, et le reste de sa vie.

Tous, ainsi, nous n’avons qu’une mère : l’Église, qui ne peut être qu’une, malgré tout ce qui voile cette unité : « L’hérésie s’oppose essentiellement à la foi, professe saint Thomas. Et le schisme s’oppose essentiellement à l’unité qui fait l’Église » (Somme III, question 39). En cet étonnant siècle d’éclipse que maintes prophéties ont plus ou moins explicitement annoncé, et malgré tous les schismes et toutes les hérésies, l’Église demeure donc l’Église comme le soleil demeure le soleil malgré la surface de la lune qui le couvre. C’est par son unité qu’elle demeure ainsi mère, celle de tous les hommes, de tous les temps, de toutes les nations, par son unité avant toute autre chose.

Par elle, nous avons reçu la foi. Souvenons-nous que tous les hommes, tous les temps, toutes les nations seront, par sa Tête, jugés. Et dans ce souvenir, puisons l’inspiration « pour que la Croix du Christ ne soit pas vidée de son contenu » (Cor. I, 17) » et « que Dieu Notre-Seigneur arrache à leurs erreurs les hérétiques et les schismatiques trompés par la ruse du démon, et daigne leur faire rejoindre notre sainte Mère l’Église catholique et apostolique » (grande oraison pour l’unité de l’Église de la messe du Vendredi saint).

G. Guindon

1 Jack Kerouac, Visions de Gérard, 1956

Avortement, fin de vie, guerre : France, fille aînée de Satan ?

Une décision téméraire

Saint Thomas d’Aquin situe l’origine de la témérité dans « la racine d’orgueil qui refuse de se soumettre à une règle étrangère » (Somme III, 53, 3). Tel est bien le cas de celle du gouvernement français actuel qui, au nom de la laïcité, fait de la loi de Dieu une règle étrangère, et pour tout dire un non-sujet. Le pape Léon XIII le remarquait déjà en son temps : « Rendre l’État complètement étranger à la religion et pouvant administrer les affaires publiques sans davantage tenir compte de Dieu que s’il n’existait pas, voilà une témérité sans exemple, même chez les païens1. »

Saint Thomas explique ailleurs (Somme III, 12, 2) qu’un souverain apostat délivre ses sujets du rapport de suzeraineté et du serment qui les attache à lui. Dans une monarchie catholique, il serait donc légitime pour le peuple de contester une décision du monarque offensant Dieu, puisque ce dernier est une personne identifiable. Qu’en est-il dans une république résolument laïque, comme celle de la France actuelle, qui se réclame non plus d’un roi, mais de la « souveraineté populaire » ?

Car c’est en son nom, sur proposition du gouvernement et du président français et sur la foi de sondages indiquant qu’une majorité de Français le souhaiterait, que le Congrès vient de constitutionnaliser l’avortement, le 4 mars 2024, au nom de la liberté de conscience et du fameux « droit des femmes » en la matière, qui n’est rien d’autre qu’une variante du « respect humain » jadis condamné par les papes.

Un étrange calendrier

Contester la législation sur l’avortement au nom de l’autorité de la vie était jusqu’alors légitime pour tout catholique. D’un droit accordé par la loi, l’IVG est bel et bien devenue un élément de ce qui constitue et définit la France, en lieu et place de ce qui la constituait jadis : sa religion d’état, la morale et la politique qui découlaient naturellement d’elle. Durant la « cérémonie du scellement », quatre jours plus tard, l’actuel président de la République a annoncé son souhait d’inscrire l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, comme si, d’une séquence de communication à une autre, un calendrier préconçu prévoyait que l’exemple hexagonal inspirât d’autres nations, elles aussi jadis catholiques, dans une Europe qui ne le serait plus du tout : La France, désormais fille aînée de Satan ?

Dès le 11 mars, l’inquiétant « maître des horloges » s’est ensuite empressé d’annoncer un projet sur la fin de vie (renommé aide à mourir) ; trois jours plus tard, alors que la campagne pour les élections européennes se lançait à peine, il affirma, impavide, que la France pourrait envoyer « des troupes » sur le front ukrainien. Le lien le plus évident entre l’avortement, l’euthanasie et la guerre, c’est la culture de mort qui parachève tout projet révolutionnaire, entraînant subrepticement la société entière dans un chaos, et déconstruisant la représentation symbolique que chacun doit se faire de la France. Si la France reste la France en puissance, certes, elle ne doit plus, pour ces gens, exister en acte.

C’est pourquoi le combat catholique est en premier lieu un combat de réparation à la fois morale, intellectuelle et spirituelle : pour relever les « défis civilisationnels du monde contemporain », comme ils disent, on ne pourra encore longtemps se contenter des réflexions et des productions de sociologues, économistes, artistes et philosophes de la déconstruction. Tant que le gouvernement de notre pays sera confié à des hommes qui ignorent ou combattent la théologie véritablement catholique, il est clair que la situation ne pourra que se dégrader.

Une victoire acquise ?

Car c’est de Jésus-Christ seul que la France, à travers ses gouvernants actuels, refuse l’enseignement et l’autorité. En Jésus-Christ seul, la naissance est une promesse de baptême, la vie un combat pour le salut des hommes, la mort une rencontre qu’on ne cherche pas à éviter pour se sentir « digne ». Tout cela découle, hélas, d’une implacable logique : dans leur témérité, ils ont perdu la crainte de déplaire à Dieu. Ils ne voient ni ne ressentent plus, en conséquence, la honte de leurs péchés. Ils se sont départis de la confiance en sa Bonté. Ils se trouvent donc incapables de permettre au pays de bénéficier de ses complaisances en proclamant sa rayonnante Majesté, ni de servir son peuple en appliquant ses lois.

Ils ne peuvent dès lors que nous entraîner collectivement dans la dissolution de l’être et la déconstruction accomplie de la cité catholique, ce qui semble en dernière analyse constituer leurs uniques buts. Aussi, face à cette volonté d’ancrer irréfragablement le pays du côté du seul vice, les catholiques, plus que jamais, ont une parole originale à défendre, un rôle vivifiant à jouer, un rang exemplaire à tenir, pour porter et glorifier la Croix du Seigneur et mener jusqu’au terme son digne combat. « Dignare me laudare te Virgo Sacrata, da mihi virtutem contra hostes tuos2 ! »

Le modèle révolutionnaire aura beau dicter les décisions politiques de notre pays, contaminer ses institutions, s’affirmer à travers les modes et les médias jusqu’à considérer sa victoire déjà acquise, comment pourrait-il pénétrer jusqu’au  corps mystique du Christ qui s’établit en chacun de nous par les mérites du sacrifice de l’Agneau, reconduits en chaque messe ? Et puisque l’Enfer ne prévaudra pas sur l’Église de Jésus-Christ, comment pourrait-il indéfiniment prévaloir non plus sur sa Fille aînée, baptisée à Reims un jour de la Nativité, tant qu’un « petit troupeau », même infime, lui demeurera inconditionnellement fidèle ?

G. Guindon

 

1 Encyclique Inscrutabili Dei Consilio, donnée « sur les maux de la société moderne, leurs causes et leurs remèdes », le 21 avril 1878.

2 « Accueillez ma louange, ô Vierge Sainte, et donnez-moi la force de confondre vos ennemis. » (commun des fêtes de la Vierge Marie)

 

 

Sans la communion des saints, pas de cité catholique

Sans la communion des saints, la cité catholique serait-elle possible ? Envisager son existence, c’est croire que dans la charité, tous les chrétiens forment un unique corps, celui dont le Christ est la tête. Et que s’y peuvent retrouver aussi bien les vivants que les morts, les jeunes que les vieux, les malades que les bien portants, les clercs que les laïcs.

Rôle de la communion des saints

La grande erreur de l’humanisme fut de penser que la commune nature des hommes pouvait suffire à créer entre eux un vivre ensemble harmonieux. Nous payons à présent le prix fort de cette imposture. Pour qu’une paix réelle et un amour juste règnent dans la cité, plus que leur nature, les hommes doivent en effet partager une substance commune, afin que s’ordonnent à une volonté unique et à une intelligence supérieure leurs volontés et leurs intelligences particulières. C’est ce bel édifice surnaturel que la communion des saints rend réel, à travers le sacrement de l’amitié spirituelle offert par Dieu : l’Eucharistie.

« On ne peut déplorer le déclin des valeurs occidentales et se refuser à son rite fondateur », écrivait autrefois dans son Journal le polémiste Léon Bloy. C’est aussi ce que souligne le psaume 128 : « Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent.» Le dogme de la communion des saints est donc constitutif de la cité catholique, tel que chacun d’entre nous se trouve appelé, par son baptême, à laisser Dieu la bâtir en lui et autour de lui. Ceci étant posé, si l’on observe la société actuelle de ce point de vue, on peut à juste titre s’interroger devant l’inquiétante simultanéité de deux crises : celle de l’Etat, celle de l’Eglise.

Corruption des états

France, Pologne, Irlande, trois nations jadis catholiques : un Premier Ministre (Gabriel Attal) pratiquant une forme de népotisme homosexuel en plaçant son ex-compagnon (Stéphane Séjourné) au quai d’Orsay pour la représenter sur la scène internationale dans la première ; un gouvernement fraîchement élu anéantissant toute opposition en limogeant les dirigeants des chaînes publiques et en emprisonnant l’ancien ministre de l’Intérieur ainsi que son adjoint dans la deuxième. Un prochain référendum organisé sur « l’égalité des genres » dans la troisième pour abolir toute référence « archaïque » et « sexiste » aux femmes au foyer. Dans les trois, une politique de la « santé » mettant en place une même répression du catholicisme : constitutionnalisation de l’avortement en France, et, partout, les mêmes lois sur l’euthanasie, l’égalité des orientations sexuelles, l’immigration. Mais il y a plus grave.

Décomposition de l’Église romaine

À Rome, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi encourage les prêtres du monde entier à bénir les couples « en situation irrégulière », ce qui inclut les homosexuels. Le pape lui-même approuve ce document rédigé par un cardinal ayant écrit un traité sur l’art d’embrasser. Fiducia supplicans (« Confiance suppliante ») représente ainsi un soutien implicite aux lois iniques promues par les Etats. Comment des éducateurs pourront-ils expliquer à des jeunes gens que le Seigneur réprouve un vice que son Eglise bénit par ailleurs et que des chefs d’Etat pratiquent ostensiblement ?  Le pape François soutient par ailleurs publiquement le forum de Davos qui encourage le délitement des nations dans un gouvernement totalitaire mondial. Tout est ainsi inversé : plutôt que la communion des saints, c’est bien celle des malsains que les deux puissances censées garantir partout l’autorité, partout, encouragent.

Renverser l’imposteur

Tous les travaux entrepris sur l’ingénierie sociale nous enseignent que c’est d’abord dans les intelligences qu’il faut renverser l’Imposteur. Affirmer, comme le président Macron le fait, qu’il y a une crise de la fertilité française en cherchant la solution du côté de l’immigration sub-saharienne relève de l’imposture politique. Affirmer qu’il y a une crise démographique tout en constitutionnalisant le droit à l’avortement relève de l’imposture intellectuelle. Affirmer que l’oisiveté des jeunes est une cause aux émeutes est une imposture morale. Affirmer qu’on peut rétablir l’autorité à l’école en faisant porter des uniformes à des gosses déstructurés est une imposture symbolique. Cela revient à chaque fois à prendre les conséquences de la décadence française pour les causes de cette décadence afin de couvrir ses propres exactions, ses propres mensonges, sa politique réelle. Affirmer qu’il peut y avoir une souveraineté industrielle et numérique (titre de Bruno Lemaire), alimentaire (titre de Marc Fesneau) et plus généralement européenne (déclarations macroniennes), mais jamais nationale, relève de l’imposture linguistique. On pourrait à l’infini multiplier les exemples d’impostures intellectuelles pratiquées par cette caste, issue de Davos et totalement corrompue…

Des loups et des louves déguisés en agneaux, qui, sous le vernis d’une éducation pseudo bourgeoise, d’une philosophie pseudo française et d’une culture post-moderne prétendument humaniste, détruisent non seulement la nation, mais aussi la société et son avenir, la personne humaine et ses droits fondamentaux. Dans un contexte si désastreux en apparence, s’il demeure une chose à laquelle ils ne peuvent toucher ni s’attaquer, c’est bien la communion des saints. Si l’apparent triomphe du relativisme paraît signifier une forme d’omniprésence du mal dans les sociétés liquides1 post-modernes, cette dernière témoigne d’une forme de résistance absolue à ce mal. Et c’est sans doute la principale raison d’être de ce numéro, foyer plus que jamais ardent, dans un monde si glacial, que d’affirmer l’impérieuse nécessité que le Bien se fasse sentir aussi dans tous les esprits.

G. Guindon

 

1 Concept créé par le sociologue Zygmunt Bauman pour désigner une société où ni la famille, ni l’amour, ni le travail, ni l’amitié ne sont plus des structures solides et où l’information éphémère a supplanté l’histoire durable dans la conscience collective.

 

 

Plaidoyer pour les lieux saints de Palestine

Le seul lieu où Jésus fut bien reçu

Octobre 1858 : alors qu’il se trouve chez les Clarisses de Jérusalem, Charles de Foucauld évoque, dans une missive à l’abbé Huvelin, ce mot tombé des lèvres de Jésus à Béthanie sur la meilleure part qui revenait à Marie-Madeleine [Luc, X,42]. Poursuivant sa rêverie sur le petit bourg qui se trouve en contrebas, il écrit : « Le Bon Dieu se plaît à mettre ce lieu chéri sous mes fenêtres, à environ 1500 mètres de distance, toujours sans aucun sanctuaire catholique… Comme le Bon Dieu est tendre de me donner la joie de voir ce lieu, le seul où il ait toujours été bien reçu1 ! »

Depuis 1954, un sanctuaire franciscain existe à Béthanie. Non loin, sale et abandonné sous domination musulmane, le tombeau qui fut témoin de la reviviscence de Lazare… Les guides juifs ou chrétiens répugnent à y conduire les pèlerins pressés et leurs devises en liquide. Béthanie : Le seul lieu où Jésus ait toujours été bien reçu… Le cœur se serre devant « la barrière de séparation » érigée depuis 2003 à travers la route principale. À l’ombre d’une mosquée et de son minaret se livrent des trafics en tout genre : drogue, armes, voitures volées…

Béthanie est un lieu saint parmi d’autres, en Palestine. À l’époque où Charles de Foucauld écrivait sa lettre, la Palestine appartenait encore à l’empire ottoman. L’idée d’un état national pour les Juifs était néanmoins en germe. En 1899, Théodor Herzl créa un Fonds pour l’achat de terres en Palestine. Peu avant sa mort en 1904, ce dernier fut reçu au Vatican par saint Pie X qui lui déclara : « Nous ne pourrons pas empêcher les Juifs d’aller à Jérusalem, mais nous ne pourrons jamais les y encourager. Le sol de Jérusalem n’a pas toujours été sacré, mais il a été sanctifié par la vie de Jésus. Les Juifs n’ont pas reconnu Notre-Seigneur et nous ne pourrons donc pas reconnaître le peuple juif ».

La préservation des lieux saints

Depuis la déclaration de Belfour en 1917, le projet sioniste avança tellement que Benoit XV, successeur de saint Pie X s’inquiéta pour le sort des lieux saints, redoutant que « les Juifs ne viennent à se trouver en Palestine en position de prépondérance et de privilège ». Il répliqua à Nahum Sokolow, un des leaders sionistes de l’Organisation sioniste de Londres : « Le problème des lieux saints est pour nous d’une extraordinaire importance. Leur sainteté doit être protégée. Nous allons régler cela entre l’Église et les Puissances. Il vous faudra y respecter pleinement les droits2

Cette question de la préservation des lieux saints se posa avec plus de force encore durant les deux ans (1948-1949) que dura le premier conflit israélo-arabe, après la fondation de l’état d’Israël. Le pape Pie XII publia successivement trois encycliques sur le sujet. La première, Auspicia quaedam, date du 1er mai 1948. La deuxième, In multiplicibus, du 24 octobre 1948. La troisième, Redemptoris Nostris, du 15 avril 1949. La première était une invitation à tous les catholiques du monde (et particulièrement les enfants) à prier la Vierge Marie pour la paix en Palestine. Les lieux saints de la Palestine, écrivait-il, « doivent être particulièrement chers à toute âme bien née et civilisée » pour toute la lumière et la vérité qui, « depuis les obscurs débuts de l’Histoire, en sont sorties pour toutes les nations. »

Cinq mois plus tard, consterné par « la durée du conflit et l’accumulation croissante de ruines morales et matérielles qui en sont l’inexorable accompagnement », le pape se désole que « sur la terre où Notre-Seigneur Jésus-Christ a versé son sang pour apporter à la terre entière la Rédemption et le salut, continue à couler le sang des hommes ». Ne pouvant concevoir la dévastation ni la destruction des lieux saints dans les combats, il plaide pour que des garanties internationales envisagent la liberté de culte ainsi que le rétablissement des pèlerinages. Chacun doit pouvoir y retrouver, « révélé par ces monuments divins de l’amour exalté jusqu’au sacrifice de la vie pour ses frères, le grand secret de la pacifique vie en commun des hommes. »

Le Vendredi-Saint de l’année 1949, enfin, le Saint Père déplore encore « très légitimement la profanation des édifices sacrés, des saintes images et des maisons de bienfaisance, ainsi que la destruction de pacifiques couvents des communautés religieuses ». Il condamne la « vie d’exilés, exposés à la misère, aux maladies contagieuses et à toutes sortes de dangers de nombreux réfugiés de tout âge et de toute condition qui ont été refoulés par cette désastreuse guerre ». Enfin, il plaide de nouveau en faveur d’un régime garanti par le droit international pour « Jérusalem et ses environs, où se trouvent les vénérables souvenirs de la vie et de la mort du Sauveur ». L’accès « des lieux saints qui se trouvent non seulement à Jérusalem, mais encore dans les autres villes et localités de la Palestine », doit être rendu libre et aisé aux pèlerins. À l’heure actuelle, pour des raisons faciles à comprendre, tous les pèlerinages en Terre Sainte sont reportés ou annulés.

Un regard surplombant

En raison du conflit et de son traitement médiatique, les tensions idéologiques s’exacerbent : devant le terrorisme du Hamas, la realpolitik d’Israël, la duplicité diplomatique des États, les forces occultes à la manœuvre, quel regard un catholique peut-il vraiment poser sur ce conflit ? Pour dépasser des points de vue uniquement fondés sur un imbroglio d’arguments historiques ou politiques, nous avons besoin d’un point de vue théologique. Il nous faut donc poser sur la Terre Sainte un regard qui surplombe les contingences, tienne pleinement compte de Notre-Seigneur qui vécut, mourut et ressuscita sur ce sol. C’est celui que nous recevons des pèlerinages, et que le pape Pie XII exprima ainsi : ce sol demeure celui où « le Verbe de Dieu incarné a fait annoncer, par les chœurs des Anges, la paix à tous les hommes de bonne volonté, où Jésus-Christ, enfin, suspendu à l’arbre de la Croix, a apporté le salut à tout le genre humain, et les bras étendus, comme pour inviter tous les peuples à une étreinte fraternelle, a consacré par l’effusion de son sang le grand précepte de la charité3 ».

On ne saurait mieux exprimer la préciosité de cette Terre Sainte ! Aussi, à l’heure où un flux continu d’informations contradictoires se déverse sur le monde, accentuant inévitablement les crispations idéologiques, les considérations belliqueuses et les remarques à l’emporte-pièce, nous ne pouvons que prier le Cœur Immaculée de Marie pour la conversion des juifs et des musulmans, afin que tous reconnaissent en Jésus-Christ, son Fils conçu du Saint-Esprit, la véritable royauté spirituelle d’Israël et la leur.

G. Guindon

1 Ch. de Foucauld, Nazareth, Lettres et carnets, Livre de Vie, 1995, p. 130

2 Cf. Sergio I. Minerbi, The Vatican and Zionism : Conflict in the Holy Land 1895-1925, New York & Londres, Oxford University Press, 1990.

3 Pie XII, Auspicia quaedam

 

Marie ma exaucée…

Un ex-voto du passé

À l’intérieur de la chapelle de la Vierge de Fourvière à Lyon, le vingtième ex-voto en comptant du bas sur le deuxième pilier droit arrête le regard : Marie ma exaucée. Comme beaucoup d’autres, il date du Second Empire. Gravée dans le marbre, la faute d’orthographe n’est pas sans en rappeler une autre, tracée avec du sang en 1991, le fameux Omar m’a tuer, et tant d’autres vilénies qui farcissent copies d’élèves, colonnes de journaux, menus de restaurants ou affichettes publicitaires, tant les « ma » pour des « m’a » et les « tuer » pour les « tué », sans compter les « mon » pour les « m’ont » et autres barbarismes sont encore légions au XXIe siècle.

Marie ma exaucée : il y a donc, se dit-on tout d’abord, comme un marqueur de classe ou d’ignorance dans la disparition de l’apostrophe. La faute provient-elle du graveur ou de la commanditaire de cette plaque ? On pourrait s’en tenir là si ne résonnait pas dans l’énoncé une sorte de franchise et de probité qui le rend presque poétique : je ne sais plus quel linguiste rappelait que toute faute individuelle de langage, si choquante soit-elle, est souvent motivée par une signification en partie consciente du sujet qui la commet, à la manière d’un acte manqué. Le regard s’attarde à nouveau sur le propos, au tiers supérieur du pilier : Marie ma exaucée.

On songe que ce ma pourrait aussi bien être un déterminant possessif, et qu’ainsi ce serait fort joli : Marie ma exaucée, comme Marie ma bien-aimée. Dans cet emploi, exaucée serait un participe passé substantivé, juxtaposé au prénom de la Vierge ; évidemment cela contrarie l’intention première de l’ex-voto puisque c’est Marie qui a exaucé le vœu de la personne qui le fit graver. Or Marie sujet ne peut devenir objet du vœu. Mais en même temps, cela renforce le lien de familiarité, d’intimité, voire de dévotion qui s’exprime alors.

En effet, se souvient-on, Marie ne fut-elle pas, elle aussi, exaucée ? Si l’on en croit le splendide Magnificat, nulle personne ne le fut même davantage qu’elle ! La faute nous fait aussitôt passer d’un vœu exaucé, celui de la personne qui commanda l’ex-voto, à un autre, celui de la fille d’Anne et de Joachim.

 

Une faute poétique

Certes, c’est sans compter sur la règle qui veut que devant un nom féminin commençant par une voyelle, pour éviter un hiatus disgracieux, on emploie les formes masculines (mon, ton, son, au lieu de ma, ta, sa : ma femme, mais mon épouse). Il eût donc fallu graver dans ce cas Marie mon exaucée.

Mais la faute, justement, prend un caractère poétique qui commence à me charmer.

J’imagine cette lyonnaise de la deuxième partie du XIXe, une mère de famille à la fois pieuse et bonne-vivante, dans le genre de celles qui faisaient leur marché sur le quai Saint-Antoine et qu’on voit sur les tableaux de petits maîtres régionaux dans certaines brocantes. Longue jupe de coton, corsage à rayures, fichu noué, chaussures entre la sandale et le sabot, dans cette époque où l’on allait encore à pied.

Et puis son garçon soudain saisi d’une mauvaise grippe, ou quelque chose de plus grave encore du côté de l’époux. Alors on se tourne vers Marie ; Marie, Mère de l’esprit de famille, recours dans la douleur, Mère de toutes les grâces, que l’on prie pour les siens. On prie un jour, neuf jours, s’écoulent deux, trois neuvaines… Et voilà que tout finit par s’arranger. Le garçon guérit, le mari se relève… J’imagine les longues visites qui précédèrent l’heureux dénouement, les montées à Fourvière comme disaient alors les petites gens de Vaise ou de Saint-Jean, dans cette chapelle emplie d’histoires de familles murmurées, devant ce haut retable baroque où trône encore cette Vierge en bois vêtue d’étoffes chatoyantes. Je crois l’entrevoir remerciant, repentante et agenouillée dans la fumée des cierges d’antan, son chapelet coulant entre ses doigts, cette femme d’un autre temps devant l’autel.

Pour qui veut bien lire et s’attarder, il y a tout cela, plus même, dans cette faute.

Le garçon, un compagnon un peu lourdaud qui d’une main rugueuse la grava définitivement, cette faute d’orthographe, dans l’atelier d’un faubourg, songeait probablement à sa belle à lui, sa bien-aimée, une petite Marie du quartier qu’il épouserait bientôt, quand son ciseau passa de « m’a » à « ma »… Marie ma exaucée. Après, c’était trop tard ! Le patron a fermé les yeux en se disant que ce n’était pas si grave, que ça passerait… Il faut imaginer aussi le moment où un prêtre maigre et sérieux finit par découvrir la faute. Au prix que coûtait le marbre, on jugea que ce n’était pas si grave, que le Seigneur, c’est bien connu, ne regarde pas le degré d’instruction de ses ouailles lorsqu’Il juge les intentions. Et on fixa quand même cet objet de reconnaissance parmi les autres, qui demeure, le vingtième en partant du bas sur le deuxième pilier droit, comme le témoignage d’une certaine France que nous aimons.

 

Beauté du français

Toute faute d’orthographe étant, au même titre qu’un trope, un écart, n’est-elle pas aussi, d’une certaine façon, une figure poétique ? Dans ses Études de style, le philologue Léo Spitzer rudoie cette « linguistique behavioriste, antimentaliste, mécaniste, matérialiste, qui voudrait faire du langage ce qu’il n’est pas : un agglomérat sans signification de choses inertes, un matériel verbal mort, des habitudes des paroles automatisées ». Un langage de simple communication, dirait-on à présent, au service de l’IA qui porte bien son nom d’artificiel et n’a pas fini d’abuser les crédules.

Car l’intelligence artificielle ignorera toujours la signification interne que prennent les mots, les figures de style et jusqu’aux fautes d’orthographe de chacun. Quel plaisir, quel réconfort de retrouver ce qu’elle manifeste à travers les époques de la belle polysémie propre à notre langue, sur les piliers bruissants d’autrefois, qui soutiennent, à Lyon, la chapelle de Fourvière.

Avec cet ex-voto insolite, en effet, nous nous trouvons à la croisée d’une prière et d’une mémoire, d’une histoire singulière qui s’efface et d’une civilisation qui perdure, d’un dire aussi beau que maladroit, celui qui témoigne que Marie est la protectrice des familles et la garante du pardon entre les hommes.

 

« Marie, exaucée,

m’a exaucée.

Marie ma exaucée… »

 G. Guindon

 

Réflexions sur le tatouage

« Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme,

c’est la peau1 »

Le tatouage est une affaire de mode, pas de foi ou de morale : voilà sans doute pourquoi l’Église, bien que l’Ancien Testament le prohibe2 et qu’Adrien, le pape de Nicée II, en ait banni l’usage au VIIIsiècle, ne le condamne pas formellement. Cela n’interdit nullement à tout catholique de s’interroger sur le bien-fondé de cette mode, surtout lorsqu’elle prend dans la société la dimension contagieuse qu’on lui voit occuper aujourd’hui.

De l’esclave au bon sauvage jusqu’à M. Toutlemonde

Sans doute pour lui donner une légitimité, on explique sur wikipedia que la pratique du tatouage « est attestée dans la société depuis le Néolithique ». Force est néanmoins de constater que, dans les civilisations chrétiennes européennes, la « tradition » se révèle plus récente : s’il existait en effet une pratique du marquage des corps des esclaves voire des criminels à Rome, elle ne servait qu’à signaler une condition inférieure, infamante ou dangereuse. Et si, pour braver, imiter ou dénoncer cette démarche, se développèrent çà et là par la suite (dans les prisons, la marine ou l’armée) des pratiques de tatouages volontaires, on ne peut assimiler cela à une mode qu’à une époque fort récente.

Le mot tatouage lui-même provient d’un vocable polynésien, par l’intermédiaire de l’anglais tattoo, que l’explorateur James Cook rapporta dans le récit de son premier voyage autour du monde, de 1768 à 1771. Les marins de l’Endeavour, le trois-mâts de Cook, furent ainsi les premiers Européens à se faire tatouer. Pour bien comprendre les premières connotations véhiculées par cette pratique, il n’est pas anodin de citer Omai, l’homme tatoué immortalisé par le tableau de sir Joshua Reynolds, qui s’imposa dans les nations chrétiennes comme le modèle romantique du bon sauvage, à la morale si vantée par les Lumières.

Le tatouage — la « bousille » en argot — se cantonna longtemps à n’orner que la peau des marins, des soldats passés par les bataillons d’Afrique, des bagnards, des prostituées, des voyous et des enfants du malheur qui s’exposaient lors de spectacles itinérants —les freak shows — aux côtés d’autres curiosités anatomiques ou exotiques. Dans sa Classification des dessins de tatouage, rédigée en 1881, le criminologue Alexandre Lacassagne déclarait : « Le grand nombre de tatouages donne presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué, ou tout au moins l’appréciation du nombre de ses condamnations et de ses séjours en prison.» De telle sorte, ajoutait-il, qu’il peut « s’apparenter à un curriculum vitae3 ».

La machine à tatouer fut brevetée à New York par Samuel O’Reilly en 1891, et une première école du tatouage ouvrit ses portes à Paris en 1939, conjuguant le Street Art et le Body Art, dont les premiers adeptes contre culturels firent figure d’avant-gardistes chevronnés, avant que Monsieur et Madame Toutlemonde, post-modernité oblige, deviennent les principaux supports et consommateurs de cet « art » qui se revendiquait, pour eux, démocratique.

 

De quoi le tatouage de masse est-il le nom ?

Force est premièrement de constater que la pratique du tatouage épouse le discours dominant de l’époque : elle se veut unisexe et intergénérationnelle. La peau de n’importe qui, cette « enveloppe » que nous partageons tous, se prête indifféremment à toute incrustation. Force est néanmoins de constater que, pour des raisons évidentes de contraste, une peau blanche se prête mieux au jeu qu’une noire ou qu’une basanée. Dans un monde médiatiquement métissé et communautarisé, le tatouage de masse dissimulerait-il un malaise implicite à conserver sa blanchité originelle ?

Ensuite, le tatouage suppose une position  fondamentalement passive devant le tiers qui imprime le dessin et plus encore devant le graphiste qui, le plus souvent, l’a conçu en amont4 ; opération qui, de plus, ne se réalise pas sans un certain coût ni une douleur certaine. Le corps s’offre d’abord comme matériau, pour se métamorphoser ensuite en support d’un spectacle permanent. Le tatouage n’est plus seulement une manière d’afficher son appartenance à un groupe, à une tribu ou à un quartier, il devient paradoxalement un geste d’orgueil pour revendiquer son originalité, séduire, érotiser ou fétichiser son propre corps, ainsi qu’un signe d’allégeance à la culture de masse dominante.

Les ethnologues, et principalement Claude Lévi-Strauss, auront largement contribué par leur parole universitaire à légitimer cette fureur du tatouage pour tous et à valoriser sa pratique en le décrivant à longueur de colloques et de revues telle la marque distinctive d’un « être de culture ». Comme il imprime un dessin dans la chair, en effet, il imprimerait simultanément une attitude ou une tradition dans l’esprit. « Il fallait être peint pour être homme, note Lévi-Strauss : celui qui restait à l’état de nature ne se distinguait pas de la brute5. »

 

Un signe des temps d’apostasie ?

Ainsi, il ne s’agit plus de cacher ou de voiler sa nudité, mais de la décorer, l’exalter, la sublimer. Éventuellement de la placer en accord ou en résonance avec d’autres, à travers la médiation complice du dessin choisi. C’est en ce sens que certains ont parlé du tatouage comme d’un langage.

Exit toute pudeur, toute discrétion, toute retenue. On peut même se demander si ce tatouage à la mode consumériste n’est pas devenu l’emblème, revendiqué en tout cynisme ou en toute naïveté, d’une apostasie de toute culture encore réellement catholique. Certes, on trouve bien encore quelques motifs religieux pour afficher sa foi (comme la croix ou le poisson, le visage du Christ, le Sacré-Cœur, le chapelet, voire des vitraux entiers). A-t-on cependant besoin de cela pour conserver le dépôt de la foi, ou cela ne prend-t-il pas un autre sens, dans nos sociétés du spectacle6 ? Plus nombreux sont d’ailleurs les serpents, dragons, chimères et insectes divers, croix retournées ou démons, croissants, bouddhas et autres symboles ésotériques à faire florès sur les parties du corps les plus improbables. Certaines stars revendiquent, exhibent et propagent sans scrupules auprès de leurs fans cette dimension satanique, au prétexte de l’art et de la liberté d’expression.

Le mythe du bon sauvage, l’alibi des cultures exotiques, l’extension du narcissisme spectaculaire, la banalisation du satanisme auront donc induit cette douteuse pratique de masse jusqu’au cœur de nos cités : on se tatouerait d’abord pour signifier que l’on est un occidental déconstruit, c’est-à-dire de culture essentiellement non-catholique

Il ne s’agit ni de juger, ni de condamner ceux qui s’adonnent à de telles pratiques ostentatoires à la limite du prosélytisme (conscient ou non), mais d’en comprendre les motivations. Et de leur expliquer, si c’est encore possible, que ce n’est pas ainsi qu’ils affirmeront leur véritable identité ni ne découvriront une quelconque authentique vérité de leur être, de leur histoire ou de leur civilisation.

Notre Dieu, infiniment juste et infiniment miséricordieux, enseigne que ce qui demeure le plus profond dans l’homme, ce n’est pas la peau. Lui-même accepta que la sienne fût déchirée, lacérée, tuméfiée. Posons donc ce regard juste et miséricordieux sur ceux qui Le cherchent sans doute encore en parcourant des sentiers aussi détournés, et demeurent abusés par les multiples faux-prophètes de notre temps qui sont aux commandes des modes, de l’économie et de la propagande.

G. Guindon

 

1 Paul Valéry, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer, Paris, Les laboratoires Martinet, 1932, p. 22

2 « Vous n’imprimerez point de figures sur vous. Je suis l’Éternel. » (Lévitique 19 : 28)

3 Ils sont maintenant autorisés dans la police avec certaines restrictions déontologiques ; la circulaire du 12 janvier 2018 sur les tatouages précise : « Les tatouages, qu’ils soient permanents ou provisoires, ne sauraient être admis dès lors qu’ils constituent un signe manifeste d’appartenance à une organisation politique, syndicale, confessionnelle ou associative ou s’ils portent atteinte aux valeurs fondamentales de la Nation » indique la circulaire.

4 Le tatouage peut toutefois aussi être conçu par le tatoué.

5 Cl.  Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 216.

6 Le cas est différent en Orient où certains Chrétiens se font tatouer des croix afin de marquer indélébilement leur foi au milieu d’une société qui les martyrise effectivement, et pour se prémunir de toute tentation d’abjurer en cas d’enlèvement par des islamistes.

 

Une complémentarité équivoque

La complémentarité entre l’homme et la femme a été si bien pensée et voulue par Dieu qu’on la retrouve, active, à chaque étape de l’histoire humaine :

  • Complémentarité entre Adam et Eve dans le péché et la chute,
  • Complémentarité entre le Christ et sa Mère dans l’œuvre de Rédemption,
  • Complémentarité entre Joseph et Marie dans la famille et la parentalité.

1. La chute

Le récit de la Genèse montre bien que le serpent est venu tenter l’homme et la femme séparément, individuellement et avec un même argument : celui de la désobéissance à Dieu. C’est le désir d’égaler Dieu dans sa toute-puissance qui fit tomber Ève (« Vous serez comme Dieu, connaissant le Bien et le Mal ») : cette proposition du serpent, en faisant d’elle dans le couple l’initiatrice de cet affranchissement, lui offrait l’occasion de prendre l’ascendant sur Adam, inversant l’ordre de la création qui l’avait fait naître d’une de ses côtes. Adam, de son côté, n’hésita pas une seconde à manger le fruit défendu que lui proposait Ève, pensant échapper à la colère de Dieu par son statut, sans songer un seul instant qu’être créé directement par Lui à partir d’une poignée d’argile n’est pas plus méritant que de l’être, comme le fut Ève, à partir d’une de ses côtes. Chez l’un comme chez l’autre, le même orgueil, la même inconséquence et la même irresponsabilité lorsque l’une accuse le serpent, l’autre sa compagne, sans envisager qu’ils auraient pu trouver la force de résister à la tentation en pratiquant la vertu d’obéissance que Dieu attendait d’eux. Cette complémentarité se retrouve dans le châtiment qui leur est infligé : l’une devra souffrir pour transmettre la vie, l’autre suer pour subvenir à leur besoin. On comprend qu’une complémentarité harmonieuse entre l’homme et la femme ne pourra advenir à nouveau sans une réconciliation personnelle de l’un et de l’autre avec Dieu Lui-même.

2. La rédemption

Restaurer la ressemblance avec le Père, telle est l’œuvre de Rédemption à laquelle la nouvelle Ève et le nouvel Adam doivent collaborer. Comme Marie donne toute son humanité à son Fils, Jésus comble sa Mère de sa Divinité, et tous deux réparent dans leur obéissance le péché qui était entré dans le monde par la désobéissance du couple initial. (Voir Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 22-24). A travers cette œuvre, chaque homme et chaque femme se voit en proposer le salut, à condition de se reconnaître pécheurs et d’être sincèrement pénitents. Chacun peut retrouver, du Fils, la Paternité (« Nul ne vient au Père que par Moi »), de Marie, la Maternité (« Homme, voici ta Mère »). Cette complémentarité entre Jésus et sa Mère se retrouve dans celle entre le Christ et son Église, et se perpétue dans l’action réparatrice des sacrements qu’elle donne à l’humanité pècheresse au fil de chaque année liturgique.

3. La sainte famille

Les tribulations de la Sainte Famille nous montrent que c’est encore à travers cette complémentarité que se joue le destin de l’humanité. La chasteté dans le mariage chrétien n’est rien d’autre, en effet, que la restauration de la complémentarité de chaque sexe avec Dieu, elle-même aussi nécessaire à la perpétuation de l’espèce que l’acte de procréation lui-même. Voilà qui donne tout son sens à la préparation au mariage chrétien, préparation à laquelle le démon s’est attaqué avec virulence à travers la libération sexuelle, l’émancipation des volontés, le culte de l’égalitarisme, la célébration de l’avortement, de l’union libre et de l’homosexualité, les revendications à la procréation assistée sous toutes ses formes, la théorie du genre enseignée à des enfants en guise de catéchisme, etc… Dans tous les cas, c’est bien la Paternité et la Maternité qu’incarne la Sainte Famille qui sont visées, outragées et niées, par la fureur de l’orgueil et la démence de l’athéisme. Nous parvenons sans doute au stade ultime de cette fuite en avant avec les projets du transhumanisme et de la cybernétique, où se retrouvent associés les rêves fous d’une procréation maîtrisée par la science et d’une intelligence asservie à la technologie ; c’est-à-dire, dans toute son abomination, le consentement de nations jadis catholiques au mensonge initial du vieux serpent.

4. « Une Ethique révisable »

La réflexion philosophique des encyclopédistes du XVIIIe siècle concernant la nature de l’homme et de la femme postulait encore une égalité et une complémentarité entre eux (égalité quant à « leur nature commune », complémentarité quant à leur « fonction »). Mais pour les actuels apprentis-sorciers des NBIC1, la procréation, fondement de cette complémentarité naturelle, devient une affaire dont il faut redéfinir les fondements moraux afin de pouvoir mettre la main définitivement dessus. C’est pourquoi la liquidation de toute foi en la Surnature constitue le mot d’ordre des concepteurs d’une nouvelle bioéthique, où ne subsistent que les droits de l’individu, lui-même, si possible, réduit à des formes de dépendance psychologique, sexuelle et mentale déterminées par la loi. Dans le chapitre « Questions d’éthiques » qui clôt l’ouvrage qu’il signa avec le mathématicien Alain Connes, le neurologue Jean Pierre Changeux plaidait, il y a déjà trente ans, pour une « morale naturelle, rationnelle et révisable2 ». Les comités internationaux de bioéthique sont ainsi chargés de légitimer cette fameuse et universelle réinitialisation des esprits, cette réforme de l’entendement3 qui puise ses racines dans la haine de Dieu, de l’Église et du catholicisme millénaire. Alain Graesel, grand maître de la Grande Loge de France de 2006 à 2009 et président de la Confédération internationale des Grandes Loges Unies d’Europe depuis 2010, déclarait à ce sujet en 2016 :

« Les problèmes philosophiques, éthiques et humains qui vont se poser sont considérables et aucune réponse appropriée n’existe à ce jour. Nous sommes pratiquement au point zéro en ce domaine. Les maçons de toutes obédiences ont là un thème de réflexion riche de perspectives4. »

C’est donc la conception même de cette complémentarité, certes rendue équivoque par le péché originel, mais qui appartient fondamentalement au Bien commun, qui se trouve aujourd’hui remise en cause et menacée. Elle doit donc être expliquée, préservée, transmise et entretenue. Quant aux idéologies mortifères et aux lois contre-nature qui la contestent, tout homme sensé ne peut que les combattre. Qui, mieux que chaque catholique, peut se positionner correctement dans le combat politique à mener ? Car la victoire face à de tels ennemis ne se réalisera pas hors de l’Eglise du Christ, ni sans l’assistance des Cœurs Sacré de Jésus et Immaculé de Marie.

 

G. Guindon

1 Acronyme de nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information, sciences cognitives

2 Jean Pierre Changeux et Alain Connes, Matière à pensée, Odile Jacob, 1989

3 Le mot est de Spinoza dans son Tractatus de intellectus emendatione, 1660. Reprenant la tradition rabbinique, il appelait de ses vœux une « emendatio intellectus » (une réforme de l’entendement), fondée sur la confiance dans la puissance de l’esprit humain pour la résolution des plus hautes questions, sans le secours d’une grâce surnaturelle. Il s’agissait d’extirper tout appel à une forme de transcendance, en réduisant le champ acceptable de la connaissance au seul domaine de ce que les sciences physique et mathématique peuvent démontrer de la réalité.

4 GLDF : introduction à la conférence de Jean-Pierre CHANGEUX Transhumanisme, l’homme augmenté,  le 9 avril 2016 à Paris.

 

Ecologie

 

Quand la Nature devient toute une histoire…

Un jour, la riante rivière de mon enfance, honteusement draguée et nivelée en aval d’une usine chimique, se mua pour jamais en un morne, gris et navrant canal. J’avais une dizaine d’années. Familier de ses moindres lacets, courants, trous d’eaux, j’avais tiré de la limpidité de ses eaux maints goujons, brochets, tanches et poissons-chats. Si l’industrie humaine avait pu ruiner à ce point « ma rivière », je comprenais qu’elle ne se priverait guère d’agir partout avec une même insolence. Les Anciens, me racontait-on au collège, considéraient la Nature comme un domaine enchanté. C’est en son sein mystérieusement peuplé de dieux immortels que se déroulait l’Histoire édifiante d’hommes prosaïquement mortels. Le dieu de « ma » rivière, hélas, pas mieux que moi, n’avait su la protéger de l’action toxique de ces derniers… Pire ! De marées noires en déforestation sauvage, une génération d’hommes, plus irréligieux encore que les païens de l’Antiquité, instrumentalisait impunément une Création, à leurs yeux devenue au mieux un objet d’étude, au pire un simple produit. La dévastation allait prendre un tour planétaire.

Après Hiroshima et Nagasaki, le monde entier avait admis que la fin historique de la planète et celle de l’humanité pouvaient devenir soudainement concomitantes, au gré de la folie de quelques dirigeants. Ainsi, l’antique et raisonnable distinction établie entre la force d’une Nature immortelle et la précarité d’une humanité mortelle volait en éclat. Et la philosophe Hannah Arendt pouvait écrire : « Nous avons commencé par agir à l’intérieur de la Nature, comme nous agissions à l’intérieur de l’Histoire (…). Dès le moment où nous avons commencé à déclencher des processus naturels de notre cru, et la fission de l’atome est précisément un tel processus naturel engendré par l’homme, nous avons capté la nature dans le monde humain en tant que tel, nous avons manifestement commencé à transporter l’imprévisibilité qui nous est propre dans le domaine même que nous pensions régi par des lois inexorables1.» En s’engouffrant dans notre histoire, la planète s’est mise à développer aussi une forme d’existence idéologique, et à devoir affronter l’éventualité de sa propre mort.

Quand la planète devient une personne…

La décennie des années soixante vit proliférer dans les campus universitaires la contestation anti-nucléaire. Quoi d’étonnant à ça ? Ainsi posée dans la champ intellectuel occidental, la question de l’environnement prenait une dimension à la fois plus conceptuelle et globale : on pensa la terre comme un macro-organisme individuel doté d’un statut de personne morale, et l’humanité tout entière comme « une seule famille ». La préservation de la planète, conçue telle une victime de l’activisme humain et une idole à vénérer, s’imposa dans le champ politique et sociétal, à travers la mode, la musique, le cinéma et la vie associative. Créée en 1970, Les Amis de la Terre d’Alain Hervé2 devint en quelques années la succursale hexagonale de la très influente Friends of the Earth du californien David Brower3. Le situationniste Guy Debord fut l’un des premiers à mettre en rapport la question de la pollution avec celle de la révolution. Dans ce qu’il appelle le Spectacle, c’est-à-dire la mise à distance idéologique d’avec le réel ordinaire des gens, la dimension collective de l’une comme de l’autre fait qu’elles échappent autant à l’action individuelle qu’à la gouvernance des nations, pour devenir, entre les mains de ceux qui intriguent, un moyen de contrôle des sociétés et de conditionnement des individus aussi efficace que redoutable4. Dès lors que « Dieu est mort », la terre, n’est-ce pas la seule chose que « nous ayons en commun » ? Sauver la planète devient ainsi le mot d’ordre idéal sur lequel asseoir la cause révolutionnaire d’une écologie qui prétend organiser les conditions de l’existence heureuse des masses, à un niveau à la fois globalisé et communautarisé…

Quand les gens ordinaires menacent la maison commune…

Pour conditionner le plus grand nombre au programme de cette doxa verte, il restait à démontrer que non seulement un éventuel recours à l’arme atomique, mais surtout la simple vie ordinaire des gens manifeste en soi une atteinte à la survie de la planète : la propagande pour le réchauffement climatique et toutes les conséquences absurdes sur le quotidien qu’elle justifiait fut mise en place en quelques décennies. Telle fut la mission d’organismes internationaux comme le GIEC et ses multiples relais ou ramifications dans les gouvernements, les think tanks et les médias. Grâce à de prétendues expertises, l’oligarchie développa nombre de moyens technologiques et législatifs pour imposer sa conception d’une nouvelle citoyenneté mondiale fondée sur ses préceptes et réussir ainsi une sorte d’OPA sur le droit légitime que les hommes ont de posséder la nature et d’y organiser leur destin. Ainsi réduite à la simple cause de l’environnement, la question du respect de la Création de Dieu ne se pose plus aux jeunes générations, hélas, qu’en termes de recommandations, procédures, normes, chartes et réglementations internationales : le pape François lui-même évoqua étrangement à ce propos la nécessaire sauvegarde de la « maison commune », expression dont nul n’ignore les connotations maçonniques5. Il s’agit de placer le comportement de chacun en adéquation avec le projet idolâtre de cette prétendue préservation, institué par les agents du Nouvel Ordre Mondial. Au nom de ce dogme totalitaire, une simple promenade en forêt vous sera interdite sous prétexte de canicule, tout comme au titre d’une prétendue pandémie, on vous ferma l’accès aux plages. On règlementera votre consommation d’énergie, on remodèlera votre habitat, on vous fera insidieusement manger des insectes, on redéfinira pour vous de nouveaux principes éthiques qui s’énonceront dans une nouvelle rhétorique à laquelle il vous sera de plus en plus difficile d’échapper. En un mot, le gouvernement utopique que le communisme, dans ses débordements les plus caricaturaux, avait rêvé d’établir, on le mettra en place. Le paradoxe de cette construction écologique est que l’agent prédateur le plus puissant dont il dispose pour séduire les foules n’est désormais même plus un dictateur bêtement humain au masque aboyeur et grimaçant, mais un monstre cybernétique déployant partout ses informations, dont les tentacules éparses couvrent toutes les terres connues, jusqu’au fin fond des océans.

Pour finir sur une note d’espérance, concluons par une anecdote de la vie de saint Louis : alors que son embarcation se trouvait en pleine nuit dans une Méditerranée déchaînée, le roi qui fonda à Vauvert la Chartreuse de Paris s’enquit de l’heure. Et comme un prud’homme lui répondit qu’il était deux heures du matin, il répondit, joyeux : « Nous sommes sauvés ! Les Chartreux se lèvent pour prier. »

G. Guindon

1 Hannah Arendt, La Crise de la Culture, 1961

2 Alain Hervé (1932-2019), journaliste et bourlingueur, fonde le 11 juillet 1970 les Amis de la Terre-France.

3 David Brower, 1912-2002, fonde en 1969 l’ONG Friends of the Earth

4 La planète malade, Debord, 1971, p1063

5 Pape François, Encyclique Laudato si’ sur « la sauvegarde de la maison commune », mai 2015. Rappelons que l’expression désigne depuis la Révolution Française ce qu’on appelait auparavant Maisonde-Ville.  L’article 6 du décret du 20 septembre 1792 stipule que tout nouveau-né doit y être présenté : « L’enfant sera porté à la maison commune ou autres lieux publics servant aux séances de la commune ; il sera présenté à l’officier public. » Baptêmes, mariages et décès étaient auparavant inscrits sur les registres paroissiaux de l’Église catholique.