Réparation

Christianisme secondaire

 La récente affirmation de Roselyne Bachelot qu’il serait « impossible de conserver toutes les églises de France en raison du budget que leur entretien nécessite » découle de fait de la séparation de l’Église et de l’État, qui fit des édifices religieux la propriété de communes aujourd’hui chargées d’entretenir ce qui ne serait plus, aux yeux de l’ex-ministre de la culture, qu’un encombrant patrimoine religieux. Mais son constat témoigne surtout de ce « christianisme secondaire », subtilement analysé par Romano Amerio dans un ouvrage déjà ancien, Iota Unum, et qui est une des conséquences d’une philosophie humaniste à la manœuvre lors du concile Vatican II. L’Église post conciliaire, écrit le philosophe italien1, ne considère plus le christianisme que sous un aspect uniquement terrestre, comme un modèle de perfection civilisationnelle. On identifie le christianisme à ses effets, qui furent bien d’apporter l’ordre, la culture, la civilisation, tout en négligeant son essence, son action et ses fins surnaturelles. C’est une erreur, car le culte dû à Dieu devient secondaire par rapport à la notion moderne de patrimoine humain, qui, en traitant le catholicisme comme un fait historique, certes fondateur, paraissent le défendre, mais le font passer en réalité au second plan par rapport à ses fruits civilisationnels. Dès lors, peuvent dire certains, à quoi bon conserver toutes ces églises ? D’autant plus que ce fut la conséquence de Vatican II, de promptement les vider de la plus grande partie de leurs fidèles… Si les français réduisent le catholicisme à un héritage patrimonial, ils trahissent le culte qu’ils doivent rendre à Dieu. Jérusalem n’a-t-elle pas perdu son Temple pour n’avoir pas accepté son Messie en son sein ?

 

Eglises vandalisées

Dans le froid mordant de cet après-midi du 21 janvier 2023, jour anniversaire de l’assassinat de Louis XVI, un petit groupe de catholiques emmenés par leur abbé se rassembla devant l’église Saint-Louis-Roi de Champagne au Mont-d’or, qui venait d’être vandalisée onze jours plus tôt. L’église étant close, le chapelet de réparation fut donc récité à genoux à même les marches. La semaine précédente, l’archevêque de Lyon s’était lui-même déplacé pour célébrer un rite pénitentiel. Interrogé par la presse locale, le curé de l’église, parlant d’une « volonté manifeste d’attenter à la sainteté du lieu », avait alors donné le détail de la profanation : chemin de croix et tableaux du chœur détruits, ambon renversé, deux crucifix brisés en morceaux, des livres, des cierges, des vases jetés sur le sol, la crèche retournée et endommagée, trois vitraux significativement abîmés… L’inénarrable ministre des cultes s’était empressé de twitter son « soutien aux catholiques du Rhône ». Peu après, identifié par la vidéo-surveillance, on plaça en garde à vue un individu avant qu’un expert psychiatrique ne conclût à des « troubles du comportement » …

 

Statues indésirables

Une autre affaire concernant une statue de la Très Sainte Vierge fit parler d’elle à l’autre bout du pays. D’abord placée dans un jardin privé, elle avait été en 1983 offerte à la commune de La Flotte-en-Ré, qui l’installa à un carrefour. En 2020, une association de laïcards, La Libre  pensée 17, a saisi la justice au nom de la loi >>>  >>> interdisant l’installation de monuments à caractère religieux sur le domaine public. Le maire allégua naïvement qu’une statue de la Sainte Vierge relève de la civilisation française, au même titre que celle d’un roi ou de Napoléon, ce que le tribunal contesta en soulignant à raison la dimension éminemment religieuse de l’œuvre incriminée, dimension que l’élu faisait mine de ne plus percevoir : à trop jouer avec le feu en limitant le christianisme à une simple valeur culturelle ou nationale, voilà le résultat ! Le « christianisme secondaire » avait encore frappé, et par lui, cette idée que la pensée postconciliaire a élevé au rang d’opinion commune, « que la participation de tous les individus au gouvernement de la communauté politique serait affaire de justice naturelle ».

 

Dans le tourment de la souveraineté populaire

Pour ses adeptes, en effet, le « christianisme secondaire » serait une doctrine essentiellement démocratique ; et les principes révolutionnaires de liberté, égalité, fraternité dériveraient naturellement de cette charité chrétienne introduite dans le monde par l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ. Romano Amerio cite un document de l’épiscopat français de 1981 qui prétend même que « les principes de 1789 sont la substance du christianisme et que l’Église s’est tardivement mise à la défendre ». Donc, poursuit ironiquement Amerio, « à reconnaître sa propre substance » … On voit combien de telles allégations conduisent la raison dans les voies tortueuses du paradoxe. Car jamais l’Église de Jésus-Christ n’a supposé que l’autorité pût venir de la souveraineté populaire, ni même d’un quelconque droit humain : l’Église, au contraire, a toujours affirmé que toute autorité provient de Dieu. Mais ce concept de souveraineté populaire, à laquelle le concile a délibérément soumis l’Église contemporaine, règne dorénavant en dogme dans les esprits. Faut-il s’y accorder, lorsque le gouvernement vote des lois iniques allant contre Dieu, ou que l’épiscopat le soutient implicitement par des propos laxistes ? Peut-on encore se soumettre à ce type d’autorité sans en établir une critique intellectuelle, au risque de sombrer dans une tentation d’orgueil ou une indignation morale stérile ? La bonne posture est, me semble-t-il, de remettre le christianisme à sa place, de secondaire à « Dieu premier servi » !

 

Un combat pour le salut des âmes

La France est de Dieu ou elle n’est pas, point final ! Non, le christianisme n’est pas seulement une affaire civilisationnelle, c’est un combat pour le salut de la multitude ! Non, les principes de 89 ont été pensés en loges, jamais ex cathedra !  C’est ce qu’ont compris ces milliers d’anonymes de « La France qui prie » qui, par poignées de trois à vingt personnes, se retrouvent chaque mercredi devant un calvaire, une statue, le perron d’une église fermée, pour prier un chapelet dans l’espace public. C’est ce qu’ont compris ces autres catholiques qui, çà et là, se réunissent pour des prières de réparation à chaque fois qu’un acte christianophobe est commis quelque part. Ils tournent leur espérance vers l’Église triomphante ; l’Église triomphante ne peut se réjouir de la faiblesse de l’Église militante, mais elle est toujours prête à répandre ses grâces sur les quelques-uns déterminés à servir Dieu, qui ont compris que même si la sauvegarde des pierres compte, cette sauvegarde n’aura de sens, de mérites et d’effets que si l’on mène le combat pour le véritable enjeu apostolique : celui du salut des âmes dans le respect du magistère inaltérable de l’Église.

G. Guindon

 

1 Romano Amerio, Iota Unum, chapitre XXII, « Civilisation et christianisme secondaire », pp 412-421, NEL, 1987

2 Romano Amerio, Iota Unum, chapitre XIII, « La démocratie dans l’Eglise », pp 412-421, NEL, 1987

 

 

Pays réel ou pays virtuel ?  

« Vous avez béni, Seigneur votre pays,

Vous avez ramené les captifs de Jacob. » (Ps. 84)

 

Une forteresse assiégée ?

Pays réel : Étonnante formule ! À quelle autre s’oppose-t-elle ? Le pays bientôt virtuel ? Le pays partout communautarisé ? Le pays vendu par bribes à des intérêts étrangers ? Le pays médiatique, ses quelques experts de plateaux et ses gourous universitaires ?… Ou à tout cela, tout cela à la fois… Le pays réel serait ainsi le dernier pays capable de résister simultanément aux assauts :

  • du modernisme dans la religion,
  • du wokisme et de l’écologisme dans l’éducation,
  • du transhumanisme, du métissage et du communautarisme dans la société,
  • de la déconstruction dans l’art, la morale et la philosophie,
  • de la corruption idéologique dans la politique,
  • de Davos et consorts dans la géopolitique internationale.

 

Ce serait le territoire des irréductibles complotistes, toujours annoncés en voie d’extinction, et protestant sans cesse et sans relâche. Ce pays dont on dit qu’il est perdu, alors qu’il est partout majoritaire. Il est sûr, beau et nourricier comme une église, ce pays, scintillant de la réalité intérieure qui habite ses membres lorsqu’ils prient, lorsqu’ils rient, lorsqu’ils communient, lorsqu’ils se rencontrent, lorsqu’ils combattent ou se reposent. On croit la cité en feu, l’économie en ruine, la société en décadence : mais voici qu’à l’écart des écrans, ce pays demeure là, malgré tout, et se dresse, et rayonne. Et se rit des programmes et des agendas, des directives et des quotas de ceux qui, dans la méconnaissance du Dieu trinitaire vivant, ne parient plus que sur la victoire finale de leur pays fantasmé. Contre ce dernier, le pays réel ne pourra en réalité qu’avoir le dernier mot.

 

Pays réel et pays surnaturel :

« Comment, écrivit Barrès, ne pas aimer les personnages qui entreprennent de rétablir une magistrature suprême et de raviver le surnaturel sur les cimes de leur pays ? »1 Il serait fastidieux d’entreprendre le compte des hosties déposées, depuis le radieux commencement de la France, sur les langues de tous ses enfants agenouillés. Le catholicisme n’a pas seulement nourri les générations de ce pays, il en a fondé la réalité légitime, immuable et surnaturelle. Or, dit l’Ecriture, si quelqu’un ne demeure pas en Jésus-Christ, il est, comme le sarment, jeté dehors, et il se dessèche : « Les sarments secs, on les ramasse, on les jette au feu, et ils brûlent »2. C’est inévitablement ce qui arrivera aux adeptes du pays virtuel, du pays communautarisé, du pays vendu à des intérêts étrangers, dont il est question plus haut. Les habitants de ce « no man’s land fou », écartelés par leurs contradictions, parvenus au bout de leur violence et au terme de leur ignorance, paieront inévitablement un jour le prix de leur indifférence à Dieu ou de leur détestation de la Tradition.

Un troublant privilège nous revient, en attendant, à nous, membres de ce pays réel, c’est-à-dire de la Cité catholique. C’est celui de jouer pleinement le rôle que le Seigneur veut nous y voir jouer. Placés en une situation de survivalisme au milieu de l’instabilité des temps, il nous faut trouver les paroles justes ; provoquer les situations adéquates ; susciter les questions opportunes, afin de faire comprendre à tous ceux que l’évolution des temps inquiète, que rien, de la Tradition, n’est évidemment perdu ; à nous d’occuper avec persévérance l’espace/temps culturel et politique, tout en étant gentils dans la fermeté, efficaces dans la gratuité, inébranlables dans la charité. À nous d’aider à la conversion du plus grand  nombre d’âmes. >>> 

 

>>> Hommage à l’abbé Louis Coache :

Car ce pays réel est depuis toujours greffé à la vraie vigne, celle du Père. Je suis tombé par hasard l’autre jour sur l’enregistrement d’une Radioscopie de Jacques Chancel datée de mai 1975, dont l’invité était l’abbé Louis Coache. Évoquant au terme de l’entretien le drame des temps modernes, ce dernier posait ce diagnostic : « Dieu donne à l’homme la vie surnaturelle qui lui permet de s’approcher de lui, et le drame de cette époque, c’est qu’on n’y parle plus du surnaturel ».

Quand le pays virtuel se bornera à n’être plus, comme les mondialistes y travaillent, qu’un métavers ridiculement clos sur les chimères de ses concepteurs, le pays réel apparaîtra aux yeux de tous pour ce qu’il est : celui de la réalité réellement augmentée, parce que surnaturellement vivante, face à la mort et à la désolation que les transhumanistes auront partout semées. Déjà perce chez beaucoup de nos compatriotes la nostalgie de ce surnaturel chrétien qu’ils croient perdu et recherchent dans de mauvais endroits. C’est lui qui a toujours vivifié les âmes, guidé les espoirs, ordonné aux fins dernières les actes individuels et collectifs voulus par le Seigneur. À nous, plus que jamais, d’en témoigner, avec courage, ferveur et fierté.

 

G. Guindon

1 Barrès, La Colline inspirée, I,4

2 Saint-Jean (15, 6)

 

 

Quitter l’empire du laid  

« Venez voir la beauté, la clarté du Sauveur,

Et admirez en lui les beautés immortelles. »1

 

           L’empire du laid a si détestablement envahi les rues de nos cités qu’on peut le considérer comme l’une des manifestations les plus significatives et les plus déplorables de l’apostasie qui y règne, en lieu et place de la loi de Jésus-Christ. Le citoyen, en effet, a besoin du Beau au même titre qu’il a besoin du Juste ou du Vrai, qu’il a besoin de Dieu. Les forces maçonniques à la manœuvre dans les institutions culturelles et universitaires le savent bien qui, au nom du subjectivisme, ont sans discontinuité contesté l’objectivité du Beau et fait de la revendication du « moche » un droit pour tous. Jean Ousset dénonça en son temps cette manipulation idéologique. Il expliqua que, si la plénitude du Beau peut parfois être difficile à percevoir, « cela ne diminue en rien son caractère objectif, tout comme le caractère objectif d’une découverte scientifique ne saurait être contesté, sous prétexte que ladite découverte fut particulièrement compliquée.»2 Contester le caractère objectif du Beau, autour duquel s’était construite une forme de lien social pérenne et de décence esthétique commune, revient donc non seulement à précipiter la déconstruction de ce lien et l’abandon de cette décence, mais surtout à ériger le laid comme mode d’expression privilégié de tout individu en quête d’une reconnaissance au sein de son empire médiatique. Cela revient à déspiritualiser le champ de l’apparence du monde.

Il fut un temps où les peintres de la Contre-Réforme s’adonnaient aux Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. Dans la pratique de leur art, ils respectaient ainsi au mieux la « composition du lieu » que le saint hidalgo y préconise. D’abord conçue en une intelligence contemplative, l’image ne prenait qu’ensuite forme dans la matière, lors de la réalisation effective de leur toile. Pierre Gibert a consacré un ouvrage édifiant à cette pratique de la peinture, qu’on pourrait qualifier de théologique, à travers l’observation d’œuvres de Poussin, Morales, Rubens, Lotto, Vermeer…3

Il a démontré que l’agencement de leurs sujets reproduit souvent les suggestions des préambules données dans les Exercices spirituels : « Me rappeler l’histoire de ce que j’ai à contempler… Voir le lieu… Voir les personnages les uns après les autres… Entendre ce que disent les personnages… Ensuite, regarder ce qu’ils font, etc. » On pénètre par exemple dans cette Adoration des bergers (Rubens, 1608, cathédrale de Soissons) selon les indications très précises consignées au n°114 : « Dans le premier point, je verrai les personnes : Notre-Dame, Joseph, la servante, et l’Enfant Jésus lorsqu’il sera né. Je me tiendrai en >>>  >>> leur présence comme un petit mendiant et un petit esclave indigne de paraître devant eux. Je les considérerai, je les contemplerai, je les servirai dans leurs besoins avec tout l’empressement et tout le respect dont je suis capable, comme si je me trouvais présent. » Il est frappant de constater que le regard de « ce petit mendiant » est à la fois celui du personnage, du peintre et du spectateur de la scène. Par sa technique, certes, mais avant tout par sa spiritualité et son intelligence contemplative, l’artiste s’est hissé à la hauteur de cette plénitude objective de l’œuvre, si nécessaire au partage du Beau.

L’architecte Soufflot énonça de même quatre règles à respecter dans la conception d’un bâtiment, règles nécessaires « dont le respect assure le succès à tout architecte de bon sens »4 : l’utilité, qui détermine le rapport du bâtiment à l’usage qui lui est imparti, la sûreté, seule garante de la sécurité des gens appelés à le fréquenter, la convenance, qui insère l’ouvrage dans le paysage, la symétrie, qui confère à l’édifice son unité et sa beauté. Or tout ce qui, de nos jours, se prétend artistique revendique partout l’éphémère (graffitis, clips, tags), l’incongru (piercings, tatouages), l’abstraction (art contemporain), le virtuel (« œuvres » numériques) et, toujours, une certaine et spectaculaire prouesse technologique… Aussi, avant même l’apprentissage des règles esthétiques et techniques, dont l’expérience a prouvé qu’elles peuvent être dévoyées, seule une pratique spirituelle authentiquement catholique sera à même de susciter de nouveau, chez nos artistes, un goût accordé non à l’idéologie du moment, mais à l’Esprit Saint, et de les rendre capables de pratiquer leur art à bon escient. Ils pourront alors injecter de nouveau la plénitude de ce « Beau », dont la cité catholique a tant besoin pour rayonner de tous les éclats du Christ parmi nous. Pour cela, il est évidemment nécessaire que de plus en plus de gens reconnaissent collectivement le besoin vital d’un renouveau esthétique allant durablement dans ce sens.

 

G. Guindon

 

La science, de l’intégrité à la corruption  

L’homme cartésien aime croire à l’intégrité des hommes de science. Concevoir qu’à l’image des autres hommes, les scientifiques puissent faire preuve de corruption lui répugne. L’histoire de la science occidentale s’inscrit pourtant dans une longue, méthodique et persévérante révolte contre Dieu, que le mythe faustien (parmi d’autres) incarne. Mais ce qui devrait l’alarmer, au contraire, le rassure : les ennemis de Dieu ne peuvent que désirer son confort ! Et travailler à son bien !

Une corruption théologique : La perte de l’intégrité

Selon Mgr Gaume, « Le don de science n’est pas la science, il en est le moyen nécessaire, qui communique à l’entendement une impulsion, une vigueur, une étendue. De là, un discernement pour distinguer le vrai du faux, le solide de l’imaginaire, le réel de ce qui n’est qu’apparent.»1

Ce moyen nécessaire offert par l’Esprit-Saint, trouve-t-il encore asile dans l’esprit de nos scientifiques ? Qu’en est-il, dans leurs universités et leurs laboratoires, de cette exigence de fidélité au vrai, au solide, au Réel ? « Le but véritable et légitime des sciences n’est autre que de doter la vie humaine d’inventions et de ressources nouvelles »2 écrivait déjà Francis Bacon en 1620, dans son Novum Organum. Sa méthode expérimentale reposait sur « une sorte d’homologie entre le vrai et l’explicable »3 qui a considérablement restreint le domaine de la science au champ de la seule nature, tel que l’homme s’est mis à la penser dans son rejet viscéral de la scolastique médiévale et de sa philosophie : Bacon, Kepler, Leibniz, Copernic ou Newton, autant de savants humanistes dont les liens avec la kabbale, la gnose ou l’illuminisme sont aujourd’hui avérés. Leur laboratoire prolongeait l’antre de l’alchimiste, dans la vénération d’un même totem. L’abstraction de la machine humaine et celle du cosmos païen qu’on y célébrait préfigurait la fureur sans limite du transhumanisme contemporain. La première forme de corruption de la science fut ainsi une transgression d’ordre ésotérique.

Une corruption politique et financière : La soumission au politique

Lorsque la Convention révolutionnaire comprit que le télégraphe optique de Claude Chappe (1763-1805), qui dormait depuis quatre ans dans ses cartons, constituait un moyen d’inscrire la mosaïque de pays qu’était la France de l’Ancien Régime dans la cohérence spatiale et idéologique de l’État centralisé, elle finança son implantation sur tout le territoire. Le franc-maçon Lakanal, dans un rapport sur le télégraphe de la fin de l’année 1794 s’exalte : « Il rapproche les distances. Rapide messager de la pensée, il semble rivaliser de vitesse avec elle ». La propagande millénariste pour Internet évoquant  « le monde comme un village global » et « les autoroutes de la pensée » prétend-elle autre chose ? L’instrumentalisation de la science par la tyrannie politique est une vieille histoire…

Six millions de chercheurs nourris par la peur du déclassement social sont aujourd’hui en concurrence, au sein d’une communauté internationale massifiée et soumise au projet libéral globalisé : Ultra compétition et spécialisation à outrance sont leurs maîtres mots. L’incessante quête de financement transforme en universitaires du spectacle des biologistes, économistes, informaticiens, climatologues, chimistes, astrophysiciens, géologues, psychologues, pédagogues, virologues, statisticiens et consorts… Censées servir le Bien Commun, leurs recherches se trouvent assujetties au service des vérités transitoires et des fables utopiques que les États leur commandent.4

Une corruption intellectuelle : Gouffre ou périlleux défilé ?

Au lieu d’éclairer le vulgum pecus, la science se rend ainsi complice des narratifs tantôt effrayants, tantôt rassurants, destinés à abuser de sa crédulité. Pandémies à répétition, réchauffement climatique endémique, villes intelligentes, homme augmenté, procréation assistée et médecine transhumaniste sont autant d’escroqueries intellectuelles montées en bandes organisées pour piller les états et asservir les populations. Ce phénomène va croissant depuis l’avènement du scientisme, lorsque le prestige du savant usurpa celui du prêtre, et le statut de la découverte scientifique celui du sacrement : la religiosité qui adouba la vaccination de Pasteur entoure aujourd’hui la promotion de l’intelligence artificielle : pour dénoncer cette fraude langagière, Gérard Berry5 dans sa leçon inaugurale du Collège de France, oppose l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle : « intuition, rigueur, lenteur, d’un côté, rapidité, exactitude, stupidité de l’autre », lâche-t-il. Entre les deux, un gouffre ! Ce qui pose évidemment un problème de maîtrise. Car l’intelligence artificielle, c’est de l’information ; et l’information, ce n’est ni de la matière ni de l’énergie.

Afin de ne pas succomber à la fascination devant l’intelligence artificielle, on ne peut que méditer la prière de saint Bonaventure, dont le De reductione artium ad theologiam, classe l’habileté technique, « inventée par l’homme pour suppléer aux déficiences de son corps » au plus bas dans la  « hiérarchie des lumières », et la science de l’oraison au plus haut : « Dangereux, enseigne-t-il, est le passage de la science à la sagesse, si l’on ne place au milieu la sainteté ! Aidez-nous à franchir le périlleux défilé ; faites que toute science ne soit jamais pour nous qu’un moyen de la sainteté pour parvenir à plus d’amour.» Mais, la science contemporaine, dans un degré plus périlleux encore que l’art contemporain, s’est éloignée du souci du véritable Bien Commun, dans la fidélité aux lois de la Création. Comme les catholiques prient pour recevoir de Dieu de saints prêtres, il leur faut pareillement prier, aujourd’hui, pour des scientifiques qui soient des saints…

G. Guindon

 

1 Mgr Gaume, Traité du Saint Esprit, ch. 29, p 596

2 Bacon, «Aphorisme 81», Novum Organum sive indiciade interpretatione naturae.-, (1620) p. 141.

3 Nissim Amzallag, La Réforme du Vrai

4 Voir à ce sujet l’instructif Mythes et réalités de la science du physicien Jérôme Halzan.

5 Les cours de Gérard Berry sont disponibles en ligne sur le site Internet du Collège de France

 

La guerre, aux portes de la Cité ?  

           « La guerre a pour elle l’Antiquité », écrivit La Bruyère, ne lui opposant qu’une forme de fatalisme moral stérile. Ce fatalisme est aujourd’hui d’autant plus répandu parmi les peuples que le maintien de la paix leur semble n’être plus qu’un job de chefs d’Etat lointains, et la guerre un jeu d’armées de métier. Mais comment peut-on raisonnablement penser que les nations puissent durablement vivre en paix sans renoncement au péché ? Que les populations puissent même oser y prétendre en  souscrivant aux lois contre-nature qu’elles laissent leurs assemblées voter en leur nom ? Et que dire de la duplicité de tous les dirigeants, au service exclusif des  financiers privés qui les placent ou les maintiennent au pouvoir ?

 

L’arme du feu

Ces derniers possèdent une arme terrible : l’arme du feu ! Ils savent comment nourrir un besoin d’utopie, modeler un comportement, susciter un désir, initier un consentement, se jouer d’une peur. Les découvertes de la psychanalyse, de la sociologie, de l’ingénierie sociale leur ont donné les secrets de fabrication de « l’homme sans Dieu » ainsi que les moyens de le produire en séries sur le marché planétaire. Ils sont enivrés de psychologie des foules, de Com’, de reprogrammation, de transhumanisme, d’intelligence artificielle… Or si la haine des hommes est aveugle, celle de Satan est clairvoyante : ne nous y trompons pas, c’est bien lui qui est derrière la fermentation propice au surgissement des grands conflits mondiaux. Aussi, dans le contexte actuel où la propagande belliqueuse bat son plein dans la cité, peut-être est-il salutaire de relire le message que le pape Pie XII donna le 24 décembre 1941, dans lequel il encourageait les catholiques du monde à « rester fermes dans leur foi ».

 

 

Un constat lucide :

    S’il salue « l’admirable courage indomptable employé à la défense des droits naturels et du sol natal, le Saint-Père s’avoue « profondément remué » devant « le sort effroyable des blessés et des prisonniers, les souffrances mentales et physiques, la mort et la destruction que la guerre aérienne inflige aux cités, aux populations, aux centres industriels », devant également « les richesses gaspillées des nations, les millions d’hommes que la guerre et la force brutale ont poussés au désespoir. »

Réfutant ensuite l’idée que la cause de la guerre proviendrait de la faillite du christianisme, il rappelle au contraire tous les germes de paix et de civilisation qu’il porte en lui et vante la prospérité dont bénéficierait une organisation de la société fondée sur lui, tant pour la santé des corps que pour le salut des âmes. C’est au contraire, >>>  >>> dit-il, à la révolte des hommes contre le christianisme et ses doctrines qu’on doit ce « lourd cauchemar qui déchire l’humanité ».

Lourd cauchemar qui affecte la faculté de travail et la joie de vivre, rend les hommes silencieux et soupçonneux, perturbe leur équilibre mental et les plonge dans le fatalisme et la misère ! Le pape dénonce sans ménagement l’effondrement moral résultant de la guerre : prépondérance de la force sur le droit, menaces sur la propriété ou la vie des autres, création d’«  une atmosphère mentale dans laquelle les notions de bien et de mal, de droit et de tort,  deviennent confuses et sont en danger de disparaître complètement », au fil de la contamination d’une « anémie religieuse » qui frappe l’Europe entière.

 

Des responsables désignés

Pour le Saint-Père, la responsabilité de la guerre incombe, dans la vie économique, à la prédominance des entreprises gigantesques et des trusts. Dans la sphère sociale, à des concentrations urbaines disproportionnées, où vivent des masses qui ont perdu leurs normes de vie, leur sentiment du foyer, du travail, leur juste appréciation de l’amour et de la haine. Dans la sphère intellectuelle, il pointe du doigt les dérives du progrès technique, lequel, s’il est un bien en soi, « a commis de tels abus qu’il détruit à présent les ouvrages qu’il érigeait fièrement », comme si la science devait expier ses propres erreurs. Dans la sphère politique, enfin, il accuse ceux qui firent reposer « le droit sur la force, et non plus sur la charité et ses fondations naturelles et surnaturelles fixées par Dieu » ; ceux qui organisèrent la propriété privée en en faisant non plus un possible instrument de concorde entre les hommes, mais le prétexte « d’une lutte d’intérêts menée sans restriction. »

 

Les solutions ?

Limiter la guerre à une affaire simplement morale ou géopolitique relève évidemment  d’un aveuglement spirituel condamnable. D’abord, souligne le pape, il faut revenir aux autels comme d’innombrables générations de fidèles l’ont fait avant nous. En Dieu, écrit-il, individu et  communauté trouvent « leur force et la mesure appropriée du droit et du devoir ». Ensuite, il prescrit la réhabilitation d’un ordre social dans les affaires nationales et internationales, ordre, dont il détaille les fondements :

 

  1) Le respect des nations : « il  n’y a pas de place, dit-il, pour la violation de la liberté, de l’intégrité et de la sécurité des autres États, quelles que puissent être leur étendue territoriale et leur capacité de défense.

  2) Le respect des cultures : « il  n’y a pas de place pour l’oppression, ouverte ou secrète, des caractéristiques culturelles et linguistiques des minorités nationales »

  3) Le respect des économies : il n’y a pas de place pour cet égoïsme froid et calculateur qui tend à  l’entassement  des ressources économiques et  matérielles destinées à l’usage de tous, dans une mesure telle que les nations moins favorisées par la  nature ne  sont  pas autorisées à y accéder ».

  4) Le désarmement : rien ne justifie une guerre  totale ou une course insensée aux armements.

  5) L’arrêt des persécutions religieuses : dans les limites d’un retour à l’ordre fondé sur les principes de la morale, il n’y a pas de place pour la persécution religieuse : la vile incroyance qui se dresse contre Dieu, maître de l’univers, est une ennemie extrêmement dangereuse d’un ordre nouveau et  juste. »

 

  Le retour du tragique, la guerre aux portes de l’Europe…, geignent stupidement les bonnes âmes sur nos écrans. Quoi de surprenant ? Elles seraient mieux avisées de considérer l’apostasie désastreuse de nos sociétés occidentales, et de se demander si les politiques de leurs gouvernements prétendument pacifistes battent à l’unisson de toutes ces sages préconisations, respectent l’intelligence de tous ces fondements.

G. Guindon

 

L’information dans la cité Une œuvre positive et constructrice ?

« Si le Seigneur ne bâtit la maison,

 En vain travaillent ceux qui la bâtissent »

(Ps. 126)
L’information dans la cité

           Historiquement, la presse apparût pour apporter aux lecteurs les nouvelles du monde. Elle ne fut jamais impartiale, et ne peut pas l’être ne serait-ce que par le choix du rédacteur de sélectionner certains faits plutôt que d’autres. Elle fut néanmoins très vite perçue comme un moyen de servir le Bien Commun et sa parole acquit ainsi un certain crédit dans la cité.

   Naquit la radio. Puis la télévision. L’utilisation de la voix humaine et de l’image, la pratique du « direct », la multiplication des chaînes et des réseaux, le souci de l’audimat, les compromissions électoralistes et la course au profit ont égratigné la façade de cette noble réputation d’objectivité : le public, de plus en plus averti, et donc de plus en plus méfiant, doute de plus en plus de sa prétendue neutralité. Dans son encyclique Miranda Prorsus du 8 septembre 1957, le pape Pie XII invitait déjà les journalistes à ne pas négliger l’aspect moral liée à toute information, si objective fût-elle, « car le rapport le plus objectif implique des jugements de valeur et suggère des décisions. L’informateur digne de ce nom doit n’accabler personne, mais chercher à comprendre et à faire comprendre les échecs, même les fautes commises. Expliquer n’est pas nécessairement excuser, mais c’est déjà suggérer le remède, et faire par conséquent une œuvre positive et constructrice1. »

Une théorie mathématique de l’information

  À la même époque, se répandaient parmi les chercheurs américains les premières « théories de l’information » qui devaient en quelques décennies bouleverser l’Occident, puis le monde. Claude Shannon (1916-2001), ingénieur chez Bell et Norbert Wiener (1894-1964), père de la cybernétique, élaboraient une vision logico-mathématique de l’information qu’ils définissaient comme « la part non prédictible d’un message ». Ils en montraient la présence et le rôle au sein de tout organisme, et proposaient de la mesurer sur une échelle chiffrée conduisant du plus banal au plus surprenant.

  La valeur émotionnelle de l’information pouvant dorénavant se calculer au regard de sa probabilité d’advenir, on commença à la monnayer comme tout autre produit, sélectionnant la plus attractive, la plus influente, la plus scandaleuse. La nature objective et la signification morale du fait relaté s’estompèrent devant le primat de la sensation.

Dans le processus de l’information

  Dès lors, le discours des médias se mit à évoluer dans une sphère indépendante du réel, une sphère qu’on peut nommer processus… Et dans ce processus, l’adéquation de l’information avec le vrai ou le faux avait cessé d’être le critère déterminant. Ce processus, pourtant, devint une autorité de référence pour le citoyen-consommateur, invité chaque jour à passer par les rouages de sa mécanique audiovisuelle pour se faire, de lui-même et de son environnement, une représentation idéologiquement correcte.

  Durant un temps X, l’existence statistique d’une information s’étend donc du point de sidération de l’opinion qu’elle est capable de produire à celui où plus personne ne se soucie d’elle. Du scoop, donc, à l’oubli. Pour qualifier ce temps X, les professionnels de la communication parlent de « séquence ». Plusieurs s’enchaînent pour rythmer une année, un quinquennat, une décennie, et forment une ponctuation de séquences : La France a récemment traversé la séquence Gilets Jaunes, puis la séquence Covid, nous vivons dorénavant entre une séquence Ukraine et une séquence Élections… Qui goûte encore la force émotionnelle des séquences Timisoara, passage à l’an 2000, ou même 11 septembre 2001 ? Qui questionne encore leur poids idéologique à leur juste mesure ?

  La mise sur le marché de chaînes d’infos, conçues sur un même format et pourvues de cahiers des charges analogues, découvrit au monde entier la puissance de ce processus. C.N.N., Al Jazeera ou B.F.M. habituèrent des milliards de téléspectateurs à confondre infospectacles et télé-réalité, en compagnie de souriants animateurs entourés d’intarissables commentateurs, sur fond de « jingles » dynamiques, le tout entre deux pages de publicité.

La direction uniforme du temps

  Ainsi conçue, l’information devint bel et bien un organisme autonome, chargé de maintenir les gens dans un stimulus constant, comme Norbert Wiener l’avait prédit : le temps qu’elle étonne, fascine, émeut, une info parcourt l’opinion ainsi qu’une vivante torpille, existe et réordonne une forme de consensus idéologique autour de son contenu. Ce faisant, elle remplit les poches de ses commanditaires tout en servant leur cause politique. Lorsque meurt son pouvoir d’attraction, une autre survient, qui la remplace : l’information maintient ainsi à l’écart de leur vie réelle les nombreux adeptes de la « marche du monde », isolés du goût du Beau, du souci du Juste, de la recherche du Vrai, et surtout détachés de la Foi, loin de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son Évangile.

  Dès lors qu’ils sont soumis à un tel processus, comment croire encore que les médias informent ? Peut-on dire pour autant qu’ils manipulent ? En réalité, la plupart des médias conditionnent l’esprit des gens à n’exister plus que dans le processus que fabriquent leurs récits, sphère d’influence mentale dont Wiener a dit : « Dans chaque monde avec lequel nous pouvons communiquer, la direction du temps est uniforme2. »

  Quel sens peut avoir ce processus parallèle au réel ? Et pourquoi cette direction uniforme du temps ? Le flux de l’actualité doit apparaître en perpétuelle gestation et, de séquences en séquences, les citoyens demeurer en hypnose constante : la marche du siècle trouve ainsi une cohérence acceptable à leurs yeux, dans un « sens de l’Histoire » malgré tout rassurant, celui que les puissances mondiales prétendent, en le fabriquant, lui donner.

Mais l’Histoire a-t-elle un sens ?

  Shakespeare le soulignait pourtant en son temps, la vie des hommes ainsi livrés à leurs passions « n’est qu’une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien3. » Le colonel Bastien Thiry lança lors de son procès : « Il n’y a pas de sens à l’Histoire, il n’y a pas de vent à l’Histoire. Ce qui fait l’Histoire, dans notre conception occidentale et chrétienne du monde, c’est la volonté des hommes, c’est l’intelligence des hommes, ce sont leurs passions, bonnes ou mauvaises4.» Et Monseigneur Lefebvre le rappela un jour : « L’Histoire n’a aucun sens, aucune direction immanente. Il n’y a pas de sens à l’Histoire. Il y a un but de l’histoire, un but transcendant, c’est la récupération de toute chose en Jésus-Christ5 ».

  Mais cela, la population soumise à l’idéologie de l’information doit l’oublier, à tout prix…

   « Deux esprits opposés se disputent l’empire du monde », affirmait naguère Monseigneur Gaume dans son Traité du Saint Esprit6. Croire que l’histoire n’a de cours qu’immanent, puis, imperceptiblement porté par son flux, trouver son compte dans l’établissement de la Jérusalem terrestre qu’espère le gouvernement mondial, telles sont les suggestions obséquieuses du prince de l’enfer. Vivre du soin transcendant que l’Église délivre à ses fidèles, se tenir à l’écart du péché et travailler à ce que toute chose soit récupérée en Jésus-Christ, tel est le conseil que prodigue le Prince du Ciel, telle est l’inspiration que donnent ses armées d’anges.

Roland Thévenet

 

1 Miranda Prorsus du 8 septembre 1857

2 Norbert Wiener, God & Golem, sur quelques points de collision entre la cybernétique et la religion, 1964

3 Shakespeare, Macbeth, V-5

4 Déclaration du colonel Bastien Thiry, 2 février 1963

5 Mgr Lefebvre, Ils l’ont découronné, p 148

6 Mgr Gaume, Traité du Saint-Esprit, Introduction.

 

 

Il y a Parole et paroles  

           À l’heure où la guerre de l’information fait rage, l’expression biblique « La Bonne Parole » prend tout son sens. Dans la cité malade, quelle est la bonne Parole ? Où se trouve la bonne information ?

 

           Quand on sait à quel point un être humain est constitué des informations qu’il emmagasine, aussi bien sur un plan génétique, biologique qu’émotionnel ou intellectuel, on saisit pourquoi, depuis le Commencement, la guerre eschatologique se déroule essentiellement sur ce terrain, crucial, de la parole. Et l’on comprend pourquoi toutes les forces politiques et financières contemporaines concentrent leurs efforts maléfiques sur ce terrain privilégié de l’information.

 

  Mais il y a Parole et paroles. L’une, la Parole de Dieu dit la Vérité sur Sa Création. L’autre, la parole du père du mensonge essaie de la travestir, de la trafiquer, de la subordonner, de la détruire.

 

  Il faut, vous dira-t-on, sauver l’économie. Sauver la République. Sauver la démocratie. Sauver la France. Sauver la famille. Sauver l’homme. Sauver la planète… Sauver, sauver, sauver… Ils voudront bientôt sauver Dieu Lui-même… Jamais pourtant, tous ces sauveurs de fête foraine vous parleront de sauver votre âme.

 

  « L’homme est créé pour louer, honorer et servir Dieu, notre Seigneur », rappelle dès l’ouverture de ses Exercices Spirituels saint Ignace de Loyola. « Et, par ce moyen, sauver son âme… »

Dans la cité malade, il n’est pour l’âme qu’un Sauveur, c’est Jésus-Christ, Fils du Père dans l’Esprit.

 

  Tous ces sauveurs si pressants feraient bien de se souvenir que derrière chacune de leurs initiatives, le vieux serpent les a toujours attendus pour les mordre plus profondément encore, au cœur de leurs illusions et de leurs utopies. Le vieux serpent qui ne songe qu’à perdre, jamais sauver.

  Perdre son âme, c’est égarer dans le commerce avec le monde l’usage de ses trois principales facultés qui sont, comme le rappelle sainte Catherine de Sienne dans cette magnifique oraison, la mémoire, l’intelligence, la volonté :

 

Dans ce jardin intérieur,

était enfermé l’homme, ô Père éternel.

Tu l’as extrait de ta pensée

comme une fleur à trois rameaux,

qui sont les trois facultés de l’âme :

mémoire, intelligence et volonté1.

 

  Notre mémoire, en tant que faculté vivante de notre âme, sert à entretenir, par la prière et l’oraison, la Memoria Dei au plus profond de notre être. L’intelligence nous a été donnée pour comprendre la nature trinitaire de Dieu, par l’étude, la lecture et la méditation, afin d’échapper à toute forme de propagande ou de divertissement venus du dehors. Notre volonté nous engage à désirer louer et servir Dieu, à recevoir ses sacrements, à espérer le Ciel plutôt que d’attendre le bonheur de la terre, à prier pour la persévérance finale, pour soi et pour les siens…

 

  Si nous comprenons que nous sommes sur Terre pour sauver notre âme, alors ne souillons pas notre mémoire, notre intelligence et notre volonté. Remplissons notre devoir d’état tout en les gardant sauves de tout commerce adultère avec cette société. Comprenons que sauver son âme revient tout simplement à ne pas la perdre, c’est à dire détourner notre consentement intérieur de tous les experts en damnation dont l’unique préoccupation est d’égarer notre mémoire, de corrompre notre intelligence et d’anesthésier notre volonté.

C’est un combat avant tout intérieur, quotidien, qui engage toute notre âme, et dont Jésus-Christ, notre Seul Seigneur et notre unique gouvernement, nous assure qu’il est déjà gagné dès lors que nous plaçons en Lui notre espérance et laissons agir sa Charité. C’est un combat extérieur, ensuite, qui nous oblige à affiner chaque jour notre discernement pour démêler le vrai du faux dans l’information dont la société nous abreuve jusqu’à la nausée. Alors seulement peut commencer un combat politique vraiment éclairé, parmi la multitude des débats, des leçons, des plaintes, des mensonges répandus par le monde, sur les pages de ses magazines, ses affiches, ses écrans…

 

  Car la seule nouvelle qui pèse est celle de Jésus-Christ-Rédempteur, la seule vraiment nourrissante dont il vaille la peine de distinguer la présence, afin d’ajuster au mieux à elle-seule nos comportements parmi nos semblables, nos prochains. La Parole faite chair, et non l’information.

 

Roland Thévenet

 

 

Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu

           Préambule 

           Nous publions ce texte qui possède une véritable valeur intellectuelle et pédagogique. Simone Weil a beaucoup écrit sur l’importance de « l’attention ». Elle indique ici comment tous les efforts d’attention qu’on demande aux enfants dans leur scolarisation devraient être finalisés par l’attention que l’on doit à Dieu et favorisent l’attention dans la prière. On peut admirer cette profondeur et cette hauteur de vue. Toutefois, on ne doit certes pas tirer de ce texte une précision de pensée réellement théologique. Relevons en particulier qu’on ne peut pas dire de l’attention qu’elle « est la substance de la prière ». Saint Thomas cite l’attention comme une condition nécessaire à la prière. En effet, l’attention est une prédisposition de l’esprit pour s’appliquer à quelque chose, et donc, par exemple, à la prière (même si la faiblesse de l’esprit humain peut faire que, involontairement, l’attention se relâche). De même, il n’est pas vrai que « le désir seul oblige Dieu à descendre ». Ce serait faire de la grâce un dû. Or la grâce est gratuite. Mieux vaut donc cette autre formule de Simone Weil : « c’est Dieu seul qui vient saisir l’âme et la livre ». Il nous a paru nécessaire de faire ces remarques pour publier ce texte.

 

  La philosophe Simone Weil a écrit en mai 1942 à l’attention d’un dominicain de Marseille, le père Perrin, un texte remarquable sur la véritable finalité des études scolaires pour tout jeune élevé dans la foi chrétienne. Ces réflexions ont un sens très actuel car elles mettent l’accent sur l’importance de préserver et faire grandir une faculté de l’intelligence humaine que la vie moderne épuise constamment : la faculté d’attention. D’innombrables sollicitations accablent aujourd’hui la jeunesse au moyen d’écrans, de communications, de publicités et d’occasions de toutes sortes qui ont toutes pour conséquence de capter leur attention au profit du monde, ce qui veut dire au détriment de leur relation à Dieu dans la prière et d’études scolaires sérieuses qui forment leur intelligence à cette fin. C’est pourquoi nous proposons aux lycéens, aux étudiants et à leurs parents et éducateurs de découvrir des extraits de ces réflexions de Simone Weil1.

 

Louis Lafargue

 

  « La clef d’une conception chrétienne des études, c’est que la prière est faite d’attention. C’est l’orientation vers Dieu de toute l’attention dont l’âme est capable. La qualité de l’attention est pour beaucoup dans la qualité de la prière. La chaleur du cœur ne peut pas y suppléer. Seule la partie la plus haute de l’attention entre en contact avec Dieu, quand la prière est assez intense et pure pour qu’un tel contact s’établisse ; mais toute l’attention est tournée vers Dieu. Les exercices scolaires développent, bien entendu, une partie moins élevée de l’attention. Néanmoins, ils sont pleinement efficaces pour accroître le pouvoir d’attention qui sera disponible au moment de la prière, à condition qu’on les exécute à cette fin et à cette fin seulement.

  Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également.

  Les lycéens, les étudiants qui aiment Dieu ne devraient jamais dire : « Moi, j’aime les mathématiques », « Moi, j’aime le français », « Moi, j’aime le grec ». Ils doivent apprendre à aimer tout cela, parce que tout cela fait croître cette attention qui, orientée vers Dieu, est la substance même de la prière.

  N’avoir ni don, ni goût naturel pour la géométrie n’empêche pas la recherche d’un problème ou l’étude d’une démonstration et de développer l’attention. C’est presque le contraire. C’est presque une circonstance favorable.

  Même, il importe peu qu’on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu’il faille vraiment s’efforcer d’y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d’attention véritable n’est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi, par surcroît, sur le plan inférieur de l’intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l’intelligence.

  Si on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’est pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu’on le sente, sans qu’on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l’intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d’un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.

[…] Il faut donc étudier sans aucun désir d’obtenir de bonnes notes, de réussir aux examens, d’obtenir aucun résultat scolaire, sans aucun égard aux goûts ni aux aptitudes naturelles, en s’appliquant pareillement à tous les exercices, dans la pensée qu’ils servent tous à former cette attention qui est la substance de la prière. Au moment où on s’applique à un exercice, il faut vouloir l’accomplir correctement ; parce que cette volonté est indispensable pour qu’il y ait vraiment effort. Mais à travers ce but immédiat l’intention profonde doit être dirigée uniquement vers l’accroissement du pouvoir d’attention en vue de la prière, comme lorsqu’on écrit on dessine la forme des lettres sur le papier, non pas en vue de cette forme, mais en vue de l’idée à exprimer.

  Mettre dans les études cette intention seule à l’exclusion de toute autre est la première condition de leur bon usage spirituel. La seconde condition est de s’astreindre rigoureusement à regarder en face, à contempler avec attention, pendant longtemps, chaque exercice scolaire manqué, dans toute la laideur de sa médiocrité, sans se chercher aucune excuse, sans négliger aucune faute ni aucune correction du professeur, et en essayant de remonter à l’origine de chaque faute. La tentation est grande de faire le contraire, de glisser sur l’exercice corrigé, s’il est mauvais, un regard oblique, et de le cacher aussitôt. Presque tous font presque toujours ainsi. Il faut refuser cette tentation. Incidemment et par surcroît, rien n’est plus nécessaire au succès scolaire car on travaille sans beaucoup progresser, quelque effort que l’on fasse, quand on répugne à accorder son attention aux fautes commises et aux corrections des professeurs.

 

  Surtout la vertu d’humilité, trésor infiniment plus précieux que tout progrès scolaire, peut être acquise ainsi. À cet égard, la contemplation de sa propre bêtise est plus utile peut-être même que celle du péché. La conscience du péché donne le sentiment qu’on est mauvais, et un certain orgueil y trouve parfois son compte. Quand on se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l’âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu’on est quelque chose de médiocre. Il n’y a pas de connaissance plus désirable. Si l’on parvient à connaître cette vérité avec toute l’âme, on est établi solidement dans la véritable voie.

  Si ces deux conditions sont parfaitement bien remplies, les études scolaires sont sans doute un chemin vers la sainteté aussi bon que tout autre. Pour remplir la seconde il suffit de le vouloir. Il n’en est pas de même de la première. Pour faire vraiment attention, il faut savoir comment s’y prendre. Le plus souvent, on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : « Maintenant vous allez faire attention », on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. Le travail est l’effort utile, qu’il soit fatigant ou non. Cette espèce d’effort musculaire dans l’étude est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention. Cette bonne intention est alors de celles qui pavent l’enfer. Des études ainsi menées peuvent quelquefois être bonnes scolairement, du point de vue des notes et des examens, mais c’est malgré l’effort et grâce aux dons naturels ; et de telles études sont toujours inutiles.

 

  La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n’y a pas d’étudiants, mais de pauvres caricatures d’apprentis qui au bout de leur apprentissage n’auront même pas de métier.

  C’est ce rôle du désir dans l’étude qui permet d’en faire une préparation à la vie spirituelle. Car le désir, orienté vers Dieu, est la seule force capable de faire monter l’âme. Ou plutôt c’est Dieu seul qui vient saisir l’âme et la lève, mais le désir seul oblige Dieu à descendre. Il ne vient qu’à ceux qui lui demandent de venir ; et ceux qui demandent souvent, longtemps, ardemment, Il ne peut pas s’empêcher de descendre vers eux.

L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire. Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « J’ai bien travaillé. »

  Mais, malgré l’apparence, c’est aussi beaucoup plus difficile. Il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair. C’est pourquoi, toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. Si on fait attention avec cette intention, un quart d’heure d’attention vaut beaucoup de bonnes œuvres.

  […] Heureux donc ceux qui passent leur adolescence et leur jeunesse seulement à former ce pouvoir d’attention. Sans doute ils ne sont pas plus proches du bien que leurs frères qui travaillent dans les champs et les usines. Ils sont proches autrement. Les paysans, les ouvriers possèdent cette proximité de Dieu, d’une saveur incomparable, qui gît au fond de la pauvreté, de l’absence de considération sociale, et des souffrances longues et lentes. Mais si on considère les occupations en elles-mêmes, les études sont plus proches de Dieu, à cause de cette attention qui en est l’âme. Celui qui traverse les années d’études sans développer en soi cette attention a perdu un grand trésor. […] Les études scolaires sont un de ces champs qui enferment une perle pour laquelle cela vaut la peine de vendre tous ses biens, sans rien garder à soi, afin de pouvoir l’acheter2. » 

 

1 Le texte complet de ces réflexions de Simone Weil peut être lu sous le titre De l’attention, préface de Jean Lacoste, édition Bartillat, 2018 (prix : 7€).

2 Matthieu 13, 44 : parabole du trésor caché dans un champ.

 

Henri Charlier et l’ouvrage Culture, école, métier

           Henri et André Charlier sont deux grands convertis au catholicisme du 20ème siècle qui ont eu un parcours remarquable. Henri est né en 1883, baptisé à 31 ans et mort à 92 ans en 1975 au Mesnil-Saint-Loup. C’est un de nos plus grands artistes peintre et sculpteur catholique de la 1ère moitié du 20ème siècle. André Charlier, né en 1895, est lui un éducateur, professeur puis directeur de l’école des Roches, un établissement scolaire de Normandie qui s’était replié à Maslacq entre Orthez et Pau pendant la 2nde Guerre Mondiale. Charlier a eu comme élève des personnalités aussi célèbres que Jean Raspail et dans l’équipe de professeurs qu’il dirigeait, un Jean Madiran. André et Henri Charlier ont nourri, éduqué, élevé des générations entières de jeunes gens, d’apprentis, d’artistes (musiciens, peintres et de sculpteurs), de paysans ou d’intellectuels, dans un authentique esprit français, le même que celui qui a animé un Charles Péguy dont ils étaient tous les deux proches.

 

  Henri et André Charlier ont contribué au renouveau du chant grégorien en écrivant ensemble un ouvrage clé sur le sujet. Les disciples qu’ils ont eus ont permis à plusieurs générations de français de retrouver le trésor de la Tradition catholique et la grandeur de la chrétienté. Qu’il suffise de citer le monastère bénédictin sainte-Madeleine du Barroux fondé par Dom Gérard, un élève d’André Charlier à l’école de Maslaq dont il était directeur dans les années 40 ou encore le pèlerinage de Chrétienté, connu comme le pèlerinage de Chartres et dont l’idée est née au Mesnil-Saint-Loup, là ou Henri Charlier s’était installé comme peintre et sculpteur, 7 ans après sa mort en 1982 à l’occasion de la troisième édition de l’Université du Centre Henri et André Charlier fondée à Fanjeaux en 1979 avec la bénédiction de Mère Anne-Marie Simoulin. Henri et André Charlier ont été de remarquables écrivains et contributeurs à la revue Itinéraires de Jean Madiran. D’André Charlier, on lira avec beaucoup de fruits les Lettres aux Capitaines et les Lettres aux Parents qu’il adressait aux jeunes de son école et à leurs familles. Une biographie écrite par son petit-fils, le père Henri, moine du Barroux, a été publiée aux Ed. Sainte-Madeleine en 2015. D’Henri Charlier, on retient le livre La réforme politique, composé de certains de ses articles parus dans Itinéraires et surtout le très bel ouvrage sur l’enseignement, Culture, école, métier. Charlier traite dans ce livre d’une question centrale que doit se poser tout éducateur, qu’il soit parent ou professeur : quelle instruction donner à un jeune à l’école ? Quelle culture, quels savoirs transmettre ? Il apporte des réponses profondément réalistes à ces questions. Cet ouvrage est un excellent complément au livre L’intelligence en péril de mort de Marcel de Corte car il fournit des remèdes à la crise actuelle de l’éducation.

 

  Les thèses essentielles d’Henri Charlier dans cet ouvrage sont les suivantes :

  1. L’école apprend à penser, à distinguer les idées et à former le jugement ;
  2. Cette formation s’appuie sur une authentique culture vécue : lire des écrivains dans le texte, se réciter chaque jour des vers, être capable de soutenir une petite conversation latine ou traduire des textes dans une autre langue.
  3. L’école doit s’articuler harmonieusement avec les métiers qui s’apprennent dans les ateliers et au contact des professionnels par l’apprentissage.

 

  Concernant le premier point, Charlier montre que la finalité de l’enseignement n’est pas de faire retenir aux enfants dans leur mémoire le plus de choses possibles, mais de leur apprendre d’abord à penser : « Que la mémoire soit pleine de connaissances innombrables amassées par les générations des hommes est tout à fait inutile si l’esprit ne sait ni les unir en idées ni les classer. Le véritable esprit de l’enseignement n’est pas de savoir beaucoup de choses mais d’apprendre à distinguer les idées. » Blaise Pascal l’avait magnifiquement écrit : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. […] Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale car toute notre dignité consiste en la pensée. » Une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine nous dit encore Montaigne. Penser consiste à exercer son intelligence. Ce n’est pas créer ni recréer le monde comme le désirait un Karl Marx, c’est pénétrer profondément dans la nature des choses, y voir des rapports qui ont échappé aux yeux, rattacher entre eux les faits observés.

 

  Sur le deuxième point, on ne peut donner à un enfant, un jeune homme que ce que l’on a soi-même reçu. Il revenait à nos pères d’être les passeurs de la culture et des savoirs des générations précédentes. Pour transmettre un héritage qui ait une quelconque valeur, il appartient d’abord à ceux qui sont les gardiens de cet héritage de le cultiver. Cultiver sainement l’héritage, c’est non seulement en vivre mais le faire fructifier et enseigner à la génération suivante à faire de même. Voilà qui est bien différent du projet moderne d’accumuler dans des mémoires informatiques sans âme toujours plus d’informations de toute sorte que l’on ne retient pas car l’on invite tout le monde à se servir d’un moteur de recherche pour retrouver telle ou telle information. Le complément indispensable de l’intelligence est cette faculté de l’âme qu’est la mémoire. L’un des préjugés les plus communs que l’on rencontre aujourd’hui avec le numérique est de considérer que l’on n’a plus besoin de savoir par cœur quoique ce soit puisque l’on aurait tout au bout des doigts. C’est ce qui a fait écrire à ce pseudo-philosophe Michel Serres un opuscule intitulé Petite poucette où il vante l’usage du doigt qui accède à toute la connaissance du monde sans peine. Mais pour savoir quoi chercher encore faut-il s’être donné la peine de l’apprendre puis de recourir à sa mémoire pour le retrouver. Si vous voulez chercher ces merveilleux vers de Virgile dans l’Énéide, encore faut-il que vous sachiez que Virgile existe, qu’il a écrit l’Eneide et que ce poème raconte l’histoire d’Énée. Tout ceci a dû vous être enseigné et vous avez dû l’inscrire dans votre mémoire.

 

  Enfin le génie de Charlier est de constater grâce à son art de peintre et de sculpteur que l’espèce de savoir enseigné dans les écoles n’est pas apte à bien former le jugement des choses pratiques si l’enseignant ne s’appuie pas sur des faits concrets, c’est-à-dire l’art de soupeser les causes différentes qui agissent en chaque cas donné. Citons-le : « Un enfant rabote une planche pour la première fois ; il apprend aussitôt que le bois a un fil contre lequel on ne peut rien ; c’est, direz-vous, de la technique tout simplement alors que c’est l’intelligence qui apprend par l’éducation de la main. C’est aussi cette constatation fondamentale qu’il y a une nature des choses à connaître, ce dont les intellectuels se passent généralement, parce qu’elle ne leur a jamais été présentée à eux-mêmes comme une chose d’expérience. Ils pensent la trouver dans des principes généraux beaucoup trop abstraits et ils ont coutume dans l’enseignement de simplifier l’explication des faits. » Les métiers enseignent qu’il y a une nature des choses. Un professeur peut être dans l’erreur, y rester toute sa vie, massacrer 1000 ou 10 000 intelligences, il garde une bonne place, puis prend une retraite confortable. Mais si le paysan manque deux fois de suite les semailles, il est ruiné. C’est l’origine de ce qu’on appelle le bon sens paysan : il sait qu’il y a une nature des choses et qu’on ne la changera pas. L’esprit d’un grand vigneron est un esprit formé – formé à observer, à induire, abstraire, déduire, généraliser.

 

  Selon Charlier, un programme d’éducation type unirait donc tous les Français sur une conception naturelle de la vie, c’est-à-dire enseignant la loi et la morale naturelle dont la justice est le grand ressort, et ce programme s’établira d’autant mieux que l’on y joindra les textes magnifiques que nous ont laissés nos ancêtres dans l’Histoire.

 

Louis Lafargue

 

Le pouvoir de l’Etat et le droit de l’Eglise en temps d’épidémie

           L’épidémie récente a conduit l’État républicain à décréter de telles restrictions (de déplacements, de rassemblements, etc.) que les français ont été empêchés de remplir leurs devoirs de chrétiens de nombreux dimanches et fêtes au cours de l’année écoulée. Avec les multiples confinements qui se sont succédés, les messes ont été interdites pendant de longs mois, tout comme les sacrements de mariage et de baptême et bien d’autres cérémonies religieuses. Ainsi le culte public rendu à Dieu a été supprimé au nom d’un impératif de santé publique. Les catholiques se sont alors trouvés face à un dilemme : soit obéir à l’État qui s’est donné pour mission de protéger par tous les moyens la santé des français, soit respecter les commandements de l’Église nécessaires pour faire son salut et désobéir par conséquent aux lois civiles en assistant par exemple à des messes clandestines. Comment résoudre ce dilemme ? L’État a-t-il le droit d’imposer aux citoyens des lois qui s’opposent directement aux commandements de l’Église ?

  Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre en premier lieu pourquoi l’État poursuit cette mission de santé publique qui l’a conduit à subordonner toute vie sociale à des impératifs sanitaires et si cette mission est légitime au regard du bien commun. Depuis la proclamation des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 août 1789, l’extension illimitée des droits individuels, inspirée par la philosophie libérale, est promue par notre système politique. L’homme moderne exige ainsi que toute la société soit intégralement orientée vers la maximisation de son bien-être personnel. Des organismes supranationaux comme l’OMS ont d’ailleurs transformé la définition même de la santé présentant celle-ci comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité1 ». Une conséquence directe de cette extension des droits s’est donc fait sentir très tôt dans le domaine du soin. Un médecin écrivait récemment que « l’aléa, le hasard et la mort devinrent trois variables inadmissibles de l’existence. La santé devenue un dû et le bien-être un bien inaliénable, plus question d’en admettre le prix, une date de péremption ou qu’un imprévu puisse y mettre fin2.» Le chef de l’État n’a-t-il pas déclaré le 12 mars 2020 qu’il fallait lutter contre le virus « quoi qu’il en coûte » ? Le philosophe Olivier Rey constatait quant à lui que l’INSEE avait fait disparaître de ses statistiques annuelles sur les causes de mortalité des français la cause « mort de vieillesse », mentionnant que l’on meurt nécessairement d’une pathologie identifiable, ce qui sous-entend que celle-ci aurait pu être prise en charge et qu’il revient au système hospitalier de nous guérir de tout, y compris des maladies liées à la dégénérescence du corps qui survient inéluctablement à un certain âge. Il n’est alors pas étonnant que la politique de santé de l’État de prendre en charge tout le monde (et de confiner le pays en fonction du nombre de lits de réanimation occupés dans les hôpitaux) trouve sa justification dans ce désir ancré dans l’esprit de nos contemporains de se soustraire à la peur de la mort et de tout ce qui peut y conduire. Cette justification se trouve en plus renforcée par les conditions de vie modernes : la mondialisation provoque depuis plus d’un siècle la circulation quotidienne de millions de personnes et de biens dans le monde entier, multipliant ainsi les risques de véhiculer très rapidement avec eux toutes sortes de virus d’un bout à l’autre de la planète. 

Les nombreuses privations imposées par l’État ne sont pas nouvelles en soi. Les historiens nous rappellent par exemple que le « couvre-feu » existait déjà au Moyen-Âge (il était alors le « signal de retraite qu’on donne dans les villes de guerre pour se coucher ») et qu’il est même devenu la norme dans l’ensemble des villes occidentales du XIVème au XVIIIème siècle : « les chartes de coutumes et les ordonnances de police fourmillent d’interdictions de circuler de la tombée de la nuit au lever du jour. Elle est à la fois une mesure préventive contre les incendies qui menacent les maisons en bois, de régulation des horaires de travail et de sûreté publique3 ». Mais ce qui est radicalement différent à notre époque, c’est que le couvre-feu imposé par les pouvoirs publics est d’un genre nouveau : « ni mesure militaire, ni disposition chrétienne visant à instaurer une alternance claire entre travail et repos, il relève d’une police sanitaire déployée dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid-19 qui, faut-il le rappeler, reste pour l’heure la moins « faucheuse » de l’histoire de l’humanité4 ». Les politiques de santé et les mesures d’hygiène publique n’étaient certes pas inconnues au Moyen-Âge : le Roi de France Jean II le Bon avait par exemple tenté de réagir aux suites de la Peste noire en promulguant en 1352 une ordonnance établissant pour le royaume des règles sanitaires afin d’éviter une nouvelle hécatombe, comme celle interdisant aux habitants de préparer par eux -mêmes tout médicament « à cause du péril de mort et de l’empirement de la maladie, car il n’est pas vraisemblable qu’ils connaissent le remède juste ». L’existence d’une politique de l’État en matière de santé publique n’est donc pas en elle-même illégitime au regard de la poursuite du bien commun.

  Ce qui change depuis la Révolution, c’est que cette politique ne recherche plus le bien de la société mais celui de chaque individu (quitte à enfermer ceux qui sont bien portants), qu’elle est disproportionnée par rapport à la gravité de l’épidémie actuelle mais que, de plus, elle n’est pas menée en coordination avec l’Église comme par le passé mais contre elle. Au temps de Jean II le Bon, le Pape Clément VI avait lui aussi décidé d’un ensemble de mesures d’urgence : il avait fait ouvrir de nouveaux cimetières, construire des logements individuels isolés pour les pestiférés et établir un rapport quotidien sur le nombre des morts. Le Professeur d’histoire du droit Cyrille Dounot explique qu’il a toujours existé un « droit canonique de l’urgence, adaptant les règles liturgiques aux nécessités, [qui] n’est pas sans rappeler l’existence d’un droit propre aux temps d’épidémie, lors de pestes en particulier, dont s’approchent certaines dispositions étatiques actuelles5 ». La différence entre l’action de l’État et celle de l’Église est que cette dernière va pouvoir utiliser les sacrements et les prières comme remèdes aux désolations dont sont affligés les chrétiens car les prêtres et les évêques « ne sont pas moins chargés de la santé et du salut du peuple » que l’État. Et l’Église a toujours affirmé qu’en aucun cas le peuple ne pouvait être privé des sacrements, y compris si les clercs doivent les administrer au péril de leur vie. C’est malheureusement tout l’inverse aujourd’hui : la hiérarchie de l’Église n’a plus recours à son droit canonique de l’urgence et s’en remet à l’État qui, de son côté, n’a de toute façon pas l’intention de coordonner son action avec elle et préfère ramener le culte catholique à des restrictions identiques à celle d’un vulgaire commerce.

  Dans ces circonstances, les chrétiens n’ont d’autres choix que de réitérer le geste courageux d’Antigone qui défia le pouvoir de Créon pour enterrer son frère Polynice. Face aux lois illégitimes d’un État qui prétend que « la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu6 », les catholiques doivent rappeler à nouveau que « Dieu est Roi des nations » et que « les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile7. »

Louis Lafargue

 

1 Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé du 22 juillet 1946.

2 Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie, Collection « Tracts », Gallimard, 2020.

3 Arnaud Exbalin, Le couvre-feu permanent : une histoire longue du confinement nocturne, The Conversation.

4 Une étude récente de l’IRSAN a montré que la surmortalité liée au coronavirus en France pour l’année 2020 n’est que de 3,72% pour l’ensemble de la population.

5 Cyrille Dounot, Le droit canonique en temps d’épidémie, L’Homme Nouveau, 13 avril 2020

6 Déclaration du Ministre de l’Intérieur du 1er février 2021.

7 Léon XIII, encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885.