« La lecture de tous les bons
livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles
passés »
René Descartes, Le discours de la méthode (1637)
Pourquoi la littérature ? Pourquoi, depuis l’aube de la civilisation, ce besoin, plaisir pour beaucoup, de se plonger dans la parole héritée du passé?
Car
la littérature est avant tout une parole : parole travaillée, polie par l’art,
étudiée pour porter au mieux et jusqu’au cœur de l’homme l’idée qu’elle
exprime. Mais de parole, notre époque n’en retient qu’une : celle qui produit.
Efficace, elle ne fait son retour dans les pédagogies et les compétences à
maîtriser en université que pour assurer à l’élève ou à l’étudiant un pouvoir
de conviction ; autrement dit, on ne lui voit d’utilité qu’en tant qu’outil (en
tant qu’arme ?) pour assurer sa domination. L’avocat parle pour utiliser le
droit à l’avantage de son client : parole souvent creuse bien qu’habile, dénuée
de morale, fruit d’une justice qui a perdu son sens. Le commercial parle pour
enrichir son entreprise : parole intéressée, restreinte aux choses matérielles,
ne voyant l’homme que comme un rouage au sein d’une industrie. Le politicien
parle pour séduire : parole mensongère, souvent terre-à-terre, faite
d’apparences, de mots qui sonnent, orpheline d’une vraie pensée et ennemie de
la véritable intelligence. Que dire encore ? La seule parole appréciée pour
elle-même serait-elle celle du rire et des comédiens ? Ou bien la vénalité et
la soumission aux poncifs idéologiques sont-ils parvenus à museler ce dernier
rempart de l’homme contre la loi du plus fort, l’humour qui touche juste ?
Étrange paradoxe ! Notre siècle est
bavard, verbeux, insupportable dans ses insipides logorrhées ! On nous sert de
belles paroles, des discours et des mots, quand nous avons soif de sens, de
conversations et de paroles belles. Radio, télévision, Internet, journaux,
répandent dans nos cerveaux mille mots mal choisis, pleins de vide, abordant
pour thèmes les plus élevés les dernières manifestations, les scandales de la
scène et je ne sais quelle crise géopolitique incompréhensible au profane, mais
dont, rassurez-vous, on nous livre aussitôt l’interprétation orthodoxe.
Violence tyrannique à nos intelligences, et pourtant, il faut l’admettre, à
laquelle on s’accoutume bien trop facilement.
Que
faire alors ? Comment assainir nos esprits et leur redonner goût à la belle
pensée ? Comment prémunir nos enfants contre la laideur confortable des mots
creux qui s’enflent ? C’est bien évident, me dira-t-on. Il faut lire, faire
lire, et bien choisir les livres. Il faut mettre nos enfants dans les bonnes
écoles, chasser les moyens modernes qui déversent dans la maison, la voiture et
ailleurs leurs inépuisables insanités. Il faut s’assurer que personne ne soit
en anémie intellectuelle et lui fournir le livre qu’il faut, qui lui plaira et
saura l’enrichir.
Je suis bien aise de vous l’entendre
dire ! Toutes ces résolutions sont justes, nécessaires et salutaires, et je ne
vous ferai pas l’injure de tenter de vous en convaincre à nouveau. Mais
j’aimerais réfléchir un peu plus loin avec vous, afin de découvrir les causes
profondes de l’amour des lettres et leur effet sur la formation de la
personnalité.
Pourquoi
la littérature ? me suis-je demandé. Pourquoi cet instinct, auquel nos
générations semblent se soustraire, de reprendre pour soi les mots du passé ?
Pourquoi ce désir, moins général mais constant, d’écrire à son tour ?
C’est, me semble-t-il, que notre nature humaine nous y pousse. Sous la motion d’un désir inhérent à ce que nous sommes, nous recherchons la compagnie de nos semblables. Or que fait-on, lorsqu’on ouvre un livre ? On s’ouvre à la pensée d’un homme. Ceci n’est qu’un constat : l’homme possède, radicalement, fondamentalement, ce besoin de communiquer avec les autres hommes. Oh, mais pas seulement pour s’assurer la survie, loin de là ! Non, avant tout, l’homme sait instinctivement qu’il doit aller vers son semblable pour devenir homme lui-même, et se connaître en connaissant l’autre. Il va vers l’autre parce que toute perfection, tout bonheur, toi achèvement se fait avec l’autre, à l’occasion de l’autre. Quelle vertu y aurait-il sur terre si l’homme naissait et vivait solitaire ? Quelles qualités développerions-nous ? Songez-y, non sans trembler : quelle humanité (au sens de capacité pour chacun d’être pleinement homme) sera la nôtre, lorsque notre monde aura atteint le but ultime de son prétendu progrès, faisant de chaque individu un atome isolé, sans parents, sans famille, sans aucun rapport naturel à l’autre, complètement restreint à son plaisir égoïste ?
Bien
comprise, la littérature est une échappatoire à l’individualisme et au cercle
restreint de nos fréquentations, qui ne peuvent pas toujours suffire à nous
parfaire en tant qu’homme. Qui peut prétendre avoir autour de lui suffisamment
de maîtres pour se passer des leçons des anciens ? Et quel manuel de cours peut
oser dire qu’il nous apprendra mieux à goûter le tragique de la condition
humaine qu’une pièce de Sophocle ? Bien plus que le savoir théorique, la littérature
apporte une manière d’être, face aux questions qui importent ; elle nous fait
sentir, parfois à coup de contre-exemples, la juste attitude des meilleurs
tempéraments face aux passions, aux joies, aux peines, à soi-même, à la mort, à
Dieu…
Dans
un livre, ces petits caractères imprimés sur la page sont autant de clés
discrètes qui autorisent le miracle : entrer dans une âme en action, en
réflexion, vivante. Beaucoup de philosophes ont ressenti l’angoisse de
l’infranchissable fossé qui sépare deux individus, deux altérités
irréconciliables. Mais leurs esprits se seraient bien vite tranquillisés s’ils
avaient vu dans la littérature l’ouverture d’un esprit et d’un cœur à un autre.
Les mots sont maladroits lorsqu’ils sont parlés. On s’embarrasse de tout cet
appareil corporel qui parasite l’essentiel de nos échanges, et c’est souvent la
déception qui teinte l’arrière-goût des conversations que nous rêvions faciles,
profondes et lumineuses. Mais la parole écrite est maîtrisée par l’art. Elle
cultive le mot juste, la traduction exacte d’une personnalité.
Il
est beau de songer, après nos plus ou moins pénibles scolarités, que nous
pouvons encore aujourd’hui nous faire une idée du caractère d’un Molière, d’un
Corneille, d’un Racine, non pas tant par les éléments de biographie qu’on nous
aura fournis à leur sujet que par la couleur de leurs mots, le contour de leurs
personnages, le geste de leur plume. Même sans parler d’eux-mêmes, les auteurs
disent dans leurs écrits quelque chose de leur âme. Pensons à la fine gaieté de
La Fontaine, à cet esprit souple et joyeux qui, se riant des vices et des
lourdeurs des hommes, nous rend plus moraux sans froideur et plus lucides sur
nous-mêmes. Rien d’emprunté dans les fables, rien de comparable aux sermons
bien-pensants de nos pieux journalistes ou à l’humour gras des chroniqueurs
sans vergogne. Rencontrer La Fontaine dans ses poèmes est déjà une richesse
humaine, car on s’y prend de sympathie pour un type d’homme où prédomine
l’intelligence fine, la clairvoyance sans amertume et la joie sans illusion.
N’avons-nous pas besoin de redevenir de tels hommes ?
On
fréquentera par ailleurs avec profit des auteurs comme Corneille et Racine,
tempéraments forgés par la grandeur de sentiment et la compassion aux états
d’âmes du prochain. Les classiques, en général, offrent ce type de caractère
équilibré, salubre et fort, qui manque tant à notre siècle de névrosés
sentimentaux et médiocres. Il faudra être plus prudent avec certains auteurs
romantiques et modernes ; facilement déséquilibrés, ils ne sont pas de bonnes
fréquentations si le sens critique n’est déjà solidement ancré. Combien de
jeunes n’a-t-on pas vu s’enticher sans discernement d’un auteur torturé et
ténébreux à souhait, où ils croyaient percevoir l’essence même du génie ?
En un mot, les auteurs peuvent être les parents, les
frères et sœurs qui manquaient à la personnalité pour atteindre la note juste
de l’homme accompli. Il est très beau de voir cette influence qu’un bon livre
peut avoir à travers les siècles. Il est beau également de cultiver la
littérature comme l’activité désintéressée par excellence, et donc éminemment
éducative ; car tout ce qu’il y a de grand, de beau et d’humain ne se fonde que
sur un certain détachement, une quête gratuite de perfection. En cela, la
littérature est et restera toujours une résistance à la corruption du monde,
une proclamation de la spiritualité de l’homme au milieu des marées du
matérialisme.
Bastien Précoeur